ordeaux ne cesse de manger son pain noir ce millésime 2024 : pluies sans fin (retardant les arrachages), fleur difficile (pas lamentable certes, mais certainement pas belle), pression mildiou usante (pour le deuxième millésime consécutif), dégâts de grêle ponctuels (mais ravageurs localement)… Et maintenant, le rot brun ! « Il y a 15 jours, on se disait que le mildiou était derrière nous. Que cela avait été gagné de haute lutte, mais que l’on maîtrisait le mildiou. Patatras, avec la sortie de rot brun il y des dégâts substantiels, même quand les vignerons avaient gardé des vignes nettes. Nous sommes désarmés face à cette sortie de rot brun » soupire Stéphane Gabard, le président des AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur.
En conséquence, l’AOC Bordeaux rouge sait déjà qu’elle se dirige vers de petits rendements 2024, c’est « une certitude qui se confirme de jour en jour » souligne le président de l’Organisme de Défense et de Gestion (ODG). Reconnaissant que ces bas rendements vont peser sur les coûts de production et les trésoreries des domaines en difficulté, cette petite récolte peut affirmer le retour aux équilibres entre offre et demande des vins rouges bordelais pour Stéphane Gabard. « Les chiffres sont têtus » pour le vigneron de Galgon. Avec les dernières pertes de surfaces en Bordeaux rouge (-4 000 hectares en 2023 et 7 500 ha engagés cette année sur l’arrachage sanitaire, sans tenir compte des arrachages hors plan ni des friches), l’AOC régionale chuterait entre 20 à 21 000 ha (contre 30 000 ha en 2022) avance son président, qui note que « l’état des lieux est compliqué à faire avec les chiffres des déclarations d’arrachage aux douanes qui sont décalés » comme les déclarations de récolte).
En multipliant cette petite surface par un rendement de 40 hl/ha que le vignoble girondin sait déjà ne pas pouvoir atteindre, Stéphane Gabard calcule qu’il y aurait 800 000 hl de Bordeaux rouge en 2024. Soit « une récolte encore plus exceptionnellement basse que l’an passé » (930 000 hl en Bordeaux rouge), mais surtout nettement inférieure à une « commercialisation stable de 1,1 à 1,2 million hl ces deux dernières années [et 450 000 hl de distillation]. On va taper dans les stocks, qui étaient importants il y a encore deux ans à 2 millions hl, soit 18 mois de coefficient de stockage. Ce qui est trop pour une AOC régionale à rotation rapide » analyse le président de l’ODG, estimant qu’avec la petite récolte 2024 ce ratio de commercialisation passerait à 12 mois, voire moins. « Comme l’année 2017 de grosse gelée où il y a eu de grosses tensions sur le marché, de forts raffermissements des prix voire de l’exagération » se rappelle Stéphane Gabard, qui déclare qu’avant d’en arriver à un retour de balancier irrationnel, le marché a tous les indicateurs pour anticiper.
« Nous avons rétabli l’équilibre entre l’offre et la demande. Il n’y a plus de raison qu’il continue à y avoir des [transactions de] bordeaux premiers prix » cet été pour le président d’ODG, sauf si l’emportent « la frilosité des marchés et la volonté de la distribution et des négociants de profiter de la fragilité des viticulteurs, ayant besoin de trésorerie comme les banques les lâchent et qu’il faut de la trésorerie pour faire face. » Le vignoble bordelais appelle ainsi les banquiers à soutenir la filière sur les derniers mois précédant un retour des cours valorisés : « les banques voient que les beaux jours sont devant nous. Que les courtiers et négociants nous soutiennent [également] en faisant comprendre aux distributeurs qu’ils ne pourront pas maintenir des prix excessivement bas » plaide Stéphane Gabard, qui martèle qu’« au vu des chiffres, l’embellie est très proche. »


Un message d’optimisme pour les partenaires économiques de la filière, mais aussi les vignerons frappés par la sinistrose et ne voyant pas d’autres solutions que l’arrachage pour garder la tête hors de l’eau. « N’allons pas trop loin dans la réduction de l’offre [par l’arrachage]. Nous avons enrayé la chute de la commercialisation, nous n’en regagnerons pas si l’on arrache encore. Il risquerait de ne plus y avoir suffisamment de capacité à honorer les marchés » prévient Stéphane Gabard, pour qui « un marché où il y a trop de stock pose problème, on le vit. Mais un marché plus tendu peut aussi poser problème. Même si je comprendrais que certains aient envie d’augmenter au-delà du raisonnable les cours après les niveaux atteints… »


La commercialisation de plus d’un million d’hectolitres des bordeaux rouges étant actuellement constituée d’un volume conséquent de vins à cours indignes, des marchés volumiques existants pourraient se détourner en cas d’augmentation des valorisations et trouver d’autres approvisionnements à bas prix (la crise de la déconsommation touchant également le Languedoc, la Vallée du Rhône…). « Cela se pourrait. Si les prix remontent, on risque de perdre des volumes de premiers prix, mais je suis persuadé que peu de distributeurs organiseront des foires aux vins sans Bordeaux » répond Stéphane Gabard, rappelant que « la stratégie à bas prix nous mène droit dans le mur. Le viticulteur ne vit plus, les prix sont si bas qu’il ne lui reste que le découragement et l’abandon. Le devoir de l’ODG était de réduire, on a réduit. On arrive à l’équilibre, n’allons pas plus loin. La seule chose qui pourrait empêcher de trop arracher, c’est la reprise du marché. »
Le message est donc clair pour les acheteurs : « croyez aux vins de Bordeaux. Ne croyez pas que vous pourrez vous alimenter en offres aux des derniers mois. Il faut se repositionner pour sauver la filière » résume le président de l’ODG, qui note que « le négoce, via l’interprofession, est conscient de l’équilibre » qui se fait jour. La seule entrave étant la pression de concurrence entre opérateurs : aucun n’est prêt à acheter plus cher s’il n’est pas certain que son concurrent ne va pas trouver de vils prix pour lui prendre un marché. Faute de perspectives rapides d’une révision de la loi Egalim (pour encadrer les prix avec des indicateurs économiques objectifs) ou d’un décret sur les Organisations de Producteurs (pour massifier le marché et les cours), c’est par la bonne volonté de chaque opérateur que cette dynamique de valorisation collective peut s’enclencher. « Même si les négociants et distributeurs veulent jouer sur les premiers prix, les chiffres sont têtus : les prix remonteront forcément. Organisons-le raisonnablement, tant qu’il n’y a pas de réelle pénurie de vin, pour continuer à produire et ne pas casser la machine » conclut Stéphane Gabard.