uel est le bilan de cette campagne des primeurs 2023 ? Est-elle catastrophique, catatonique, cathartique ?
Philippe Tapie : Je n'utiliserai aucun de ces qualificatifs, je dirai qu'on est passé à côté de la campagne. Et ça, c'est très décevant. Il y a un décalage qui s'est opéré alors que la propriété a envoyé un signe de correction de prix significatif. Une correction en général, je ne veux pas rentrer dans les cas particuliers. Mais ce signe était indexé sur des repères qui ne sont pas bons. Sur des référents qui étaient déjà hors marché.
Vous évoquez le référenciels des prix, souvent records, du millésime 2022 en primeur ?
Non, pour moi c'est le millésime 2021. Le 2022 est pour moi un millésime exceptionnel et j'aimerais aussi que l'on parle un peu du produit... Le 2022 s'est indexé sur un 2021 qui était totalement à côté de la plaque économiquement. Et je comprends la frustration de certaines propriétés qui ont baissé de 30 % leurs prix du 2023 alors que ça ne marche pas. Mais c'est mécanique, c'est mathématique, ça ne peut pas marcher. À partir du moment où l'équation est indexée sur un paramètre de départ qui n'est pas bon. Pour moi, le problème c'est 2021.
Sur 300 étiquettes proposées en primeurs, il semble qu’aucune n’ait fait de carton plein : certaines ont bien fonctionné mais la majorité semble avoir accusé le coup. Les efforts réalisés par les propriétés sur les prix n’étaient donc pas suffisants, pas les bons, pour inciter à l’achat ?
Parce que l’on n’est pas dans le sujet. Si vous fournissez un effort sur un paramètre de départ qui n'est pas le bon, vous êtes à côté de la plaque. Je ne suis qu'un porte-parole de l'ensemble de Bordeaux Négoce Grands Crus, mais le message est très clair. Nous sommes tous responsables. Je ne jette la pierre à personne, que ce soit la propriété, le courtage ou le négoce. Nous avons tous notre part de responsabilité. Le film, on ne va pas le refaire donc il faut que l'on regarde devant. Et pour moi, ce qui est essentiel, c'est de sauver le soldat primeur. Les primeurs sont l'unicité et la typicité de Bordeaux. C'est un rendez-vous inscrit dans la tête de tous les acheteurs du monde : tout d'un coup, tous s'arrêtent pendant un mois pour parler de Bordeaux. Remettons ça au centre du jeu, avec ses fondamentaux : un intérêt économique et un intérêt volume.
Dans les analyses que nous devons mener, je pense qu'il est essentiel d'avoir une réflexion produit. C’est à dire matière. Nous négociants, envoyons un message à la propriété : refaites-nous des grands vins, des premiers vins. Arrêtez de nous gonfler avec des deuxièmes, troisièmes et quatrièmes étiquettes qui n'ont rien à faire en primeur. Revenons à l'essentiel. Pourquoi aller créer des faire-valoir d'un premier vin sur une question d'ego et de positionnement ? Ça n'a aucun sens, aucun sens. Renvoyez les volumes sur les étiquettes majeures des marques majeures, moins chères et liquides. Liquides, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que le client qui achète une bouteille en primeur, il se dit quand il est livré qu’économiquement il a fait une bonne affaire et a envie de boire le vin. Parce que c’est sa finalité. Je suis-je suis contre la financiarisation des grands vins. Le vin est fait pour être bu, pour créer un moment de partage, un moment d'échange. C'est fait pour créer du plaisir parce que tous les ans on crée un nouveau bébé.
Je suis sidéré aujourd'hui par la distance entre nos marchands et le monde de la production de grands vins. Je ne comprends pas cette distance. En tant que président de Bordeaux négoce, je m’élève contre l’idée que le négoce n'est qu’un logisticien. Le négoce est un créateur de valeur. Et pour créer de la valeur ajoutée, il nous faut de l'espace.
Vous demandez à avoir plus de marges pour pouvoir agir ?
Non, ce n’est pas le débat de la marge. Pour moi, c'est un faux débat. C'est de valeur dont je parle.
Mais de quoi s’agit-il quand vous parlez d’espace supplémentaire ?
Prenons mon exemple : ici, à HMS (Haut Médoc Sélection), je suis une toute petite entreprise, j'ai 12 personnes à rémunérer qui partent aux quatre coins du monde tout le temps pour aller défendre des marques qui ne sont pas les miennes. Je les paye comment ? Il faut que la propriété me donne de l'espace pour rémunérer ce travail. Ou alors, qu’elle vende son vin elle-même.
C'est le cas du château Latour, qui ne semble pas avoir fait école.
Je ne me prononcerai pas sur ce sujet. Je vous parlerai plutôt du château Cheval Blanc, qui avait tutoyé le truc et qui a fait machine arrière : il est revenu à fond dans les codes et dans la distribution de Bordeaux. Et Cheval Blanc n'a jamais aussi bien marché que depuis trois ans.
Quand vous parlez d’espace, c’est d’un prix de sortie à la propriété qui soit plus intéressant pour rémunérer tous les maillons de la chaîne de distribution ?
Mais bien sûr. Il faut rémunérer l'intermédiaire qui apporte de la valeur, pas qui est là par obligation. Je crois que la propriété doit reconsidérer son rapport avec le négoce, qui est non seulement un metteur en marché, mais qui est un apporteur de valeur. Ou alors, elle n’a qu’à vendre son vin elle-même. Je suis un ardent défenseur du système de Bordeaux, de la concertation comme l’avait appelé la commission Grands Crus de Bordeaux Négoce. Avec une sorte de triptyque : propriété, courtage, négoce.
Dans ce triumvirat, vous secouez la propriété, mais pas les courtiers. Ce n’est pas un intermédiaire archaïque pour vous ?
Non ! Non, pour moi le vrai courtage est essentiel. Je parle de vrai courtage, je ne parle pas de faux courtage.
Comme pour les chasseurs, il existe le bon et le mauvais courtier ?
Je suis très tranché sur le sujet. Pour moi, il y a un courtage indispensable qui a un rôle de régulateur, de modérateur, de garant. Et puis il y a un courtage nocif qui vend de l'esbroufe. Le vrai courtier est quelqu'un qui apporte l'objectivité pour gérer nos équilibres.
Quand vous critiquiez les seconds vins et autres déclinaisons, critiquiez-vous aussi le principe de bouquet, contraignant pour avoir accès à une allocation d’un premier vin à prendre les autres étiquettes allant avec ?
C’est une aberration. Moi, je suis admiratif des propriétaires qui se concentrent à faire 100% de grand vin. Bravo. Il y a une logique produit. Aujourd'hui, on ne parle plus du produit, on ne parle plus du consommateur. On parle financement, c'est une erreur totale. Cultivons nos différences : Bordeaux est unique. Ce n'est pas de l'arrogance, c’est un positionnement différenciant.
Vous appelez les châteaux à se concentrer sur leurs grands vins, mais les propriétés pourraient vous répondre que la place de Bordeaux a aussi a du mal à se concentrer sur les vins venant de Bordeaux, la place allant de plus en plus sur des étiquettes hors Bordeaux, de France ou d’ailleurs.
Ma réponse est très claire. Pourquoi propose-t-on des grands vins hors-Bordeaux ? Parce qu’il faut bien que l’on vive. Nous allons vers des gens qui nous rémunèrent. Mais je vais mettre un bémol sur le côté artificiel [du hors-Bordeaux]. Vous verrez, je vous donne rendez-vous fin septembre prochain [NDLA : pour la campagne d’automne hors-Bordeaux]
Lors de la campagne hors-Bordeaux 2023, les résultats étaient mitigés face au nombre important de nouvelles références proposées, pas toujours connues/réputées…
C'est n'importe quoi. Bordeaux n’est pas un créateur de marque. Bordeaux est un optimisateur de marque. Des gens qui l'ont parfaitement compris, ce sont les Rothschild quand ils ont créé la mise en bouteille au château en 1974. À chacun son métier, à eux de nous faire les meilleurs vins du monde, à nous de les vendre. Mais pour ça, il faut une répartition équitable de la rémunération.
J’ai compris que vous ne vouliez pas parler de marges, mais…
Le discours sur la marge, ça fait des années que je l'essaie et il est caduque. Très bien, ne parlons pas de marge. Moi je parle de rémunération. Ce qui est valable pour Pierre n'est pas valable pour Paul et n'est pas valable pour Jacques. Que chacun assume ses choix. Si la propriété décide de faire un concours hippique au positionnement et de ne pas vendre ses vins, c'est son choix. Il est propriétaire, je le respecte. Mais qu’il me dise que je dois prendre son vin pour avoir le premier vin, c’est hors de question. Ce choix aujourd'hui, je veux que le négoce l'assume.
Vous évoquiez le fait que le négoce n’est pas un logisticien, mais des propriétaires critiquent la place des Bordeaux comme étant moins en moins distributive, devenant une sorte de super courtiers qui cible les grands importateurs et qui porte finalement peu de stock hormis celui à potentiel spéculatif…
Très, qu’ils se débrouillent eux-mêmes : allez vendre votre vin, le facturer, vous occuper des encaissements, vous occuper de la promotion… Je n’ai aucun problème avec ça. Je suis un convaincu de notre valeur ajoutée en tant que marchand. Nous sommes des prescripteurs. Nous sommes des créateurs de valeur ajoutée. Maintenant, si la propriété considère que nous sommes de simples logisticiens, qu'elle se débrouille. Si l’on en est là, quel gâchis. On a un super produit, exceptionnel, avec des progressions techniques extraordinaires. Aujourd'hui aux vendanges, on met le raisin en cagette, en gants blancs. Mais la vocation du produit n’a pas changé. C'est d'être consommé. C'est d'être partagé. C'est de créer une émotion. Regarder la bouteille dans une caisse, ça ne crée rien du tout.
Cette spéculation à outrance a pu alimenter le fameux Bordeaux bashing…
On va arrêter avec le Bordeaux Bashing. Je voie mes confrères des côtes-du-Rhône, du Languedoc… Aujourd’hui c’est difficile partout. Il n’y a pas de Bordeaux bashing, ce n’est pas vrai. C'est une erreur de penser ça. Cependant, il faut que Bordeaux se remette en cause. J'assume, en tant que président de Bordeaux Négoce, que les négociants aient aussi commis des erreurs. On aurait dû être beaucoup plus pragmatiques. On aurait dû savoir dire non quand il fallait dire non, on ne l'a pas fait parce qu'il y avait des taux d'intérêt qui étaient nuls, on avait la peur du bâton…
Vous voulez dire la peur de perdre des allocations ?
C'est un rapport malsain. L'équilibre de Bordeaux c'est le rapport égalitaire entre les trois familles, courtage, propriété, négoce. Nous nous sommes trompés, nous aurions dû siffler la fin de la partie en 2021. On ne l'a pas fait parce que l’on sortait du Covid-19, des Prêts Garantis par l’État (PGE)… Tout le monde voulait consommer et on n’a mis de pistolet sur la tempe de personne. Rappelez-vous de la Chine en 2010 : est-ce qu'on a mis un pistolet sur la tempe des Chinois pour acheter du vin ? Bien sûr que non, et ils nous en ont redemandé. On a fait du business. Mais c'était du faux business. Le vrai business, c'est de la consommation. On s'est tous perdus sur la vocation du produit.
Quel est l’enjeu désormais pour la place de Bordeaux et les primeurs ?
Pour moi, il y a deux sujets essentiels. D’abord la différenciation de Bordeaux avec les primeurs, ce rendez-vous institutionnalisé, essentiel. Il faut absolument le préserver, c’est un moment d’accès sécurisé à l’origine du produit. En revanche, il faut redonner aux primeurs sa légitimité. Qui est économique, là je veux bien qu'on parle de financiarisation. Il faut que le professionnel et le particulier achetant en primeur aient gagné de l’argent 24 ou 36 mois après. C'est essentiel. Ce sont les deux fondamentaux. Là, c'est fini, on n'a plus le droit à l'erreur. La prochaine campagne primeur est majeure. Si on ne la recrédibilise pas, ce sera terminé.
Le système des primeurs pourrait ne pas se relever d’un échec au printemps 2025, pour le millésime 2024 ?
Il y a urgence. Si on n’en prend pas conscience, c’est fini. Si Bordeaux perd les primeurs, Bordeaux perd sa place. C'est essentiel. Jean-François le dit très bien : les primeurs sont le cordon ombilical de la place de Bordeaux. C’est immuable. Il est urgentissime de remettre les primeurs au centre du jeu à Bordeaux. C'est notre élément de différenciation, il faut le relégitimer, le recrédibiliser et lui redonner du sens. En revenant aux fondamentaux dans les rapports entre la propriété et le négoce. Nous ne sommes pas des logisticiens, nous ne sommes pas des larbins, nous sommes des créateurs de valeur ajoutée.
Vous avez l’impression d’être traité comme un larbin par des grands crus classés ?
Ça fait 25 ans que je suis dans le métier, j'ai 24 campagnes au compteur. Je ne connais pas un autre secteur d'activité où un fournisseur vous dise qu’il vous donne le privilège d'avoir accès à son produit. Non, mais on a vu ça où ? Qu’on n'ait pas envie de me vendre son produit, je le respecte. Mais que l’on m'explique que c'est un privilège d'avoir accès à son produit ? Je ne peux pas l'entendre.
Certains ont dû être mal habitués…
Le négoce est coupable, parce qu'il a cautionné ça. Le négoce n'a pas eu la vertu, le courage, de légitimer sa valeur ajoutée. Je ferai tout pour que les primeurs perdurent en redevenant légitime et en reprenant les fondamentaux : le prix, les volumes et l'intérêt. Ne venez pas me mettre des troisièmes ou quatrièmes étiquettes en primeur. Créons un autre moment pour des actions sur les livrables, pourquoi pas ?
Avant les primeurs, vous aviez indiqué que si la campagne se passe bien, cela pouvait tirer de l'ensemble de Bordeaux. Comme la locomotive n’a pas connu de nouvel élan, comment emmener les wagons à la peine ?
C’est mon fantasme, et beaucoup me le reprochent, mais je crois encore dans la légende du train. C'est à dire la locomotive qui tire les wagons. Si la lumière des grands peut attirer les petits, j'en serais l'homme le plus heureux. Je suis aussi soucieux et précautionneux du petit viticulteur en côte de Castillon que du grand producteur de Pauillac. Bordeaux est une grande famille. OK il y a un problème, battons-nous. Je ne suis pas un défaitiste. On va aller de l'avant.
Vous parlez d'esprit d’union et de grande famille, mais il y a actuellement des tensions entre négoces et syndicats agricoles par exemple…
Je suis tout sauf un politique. Moi, je suis pragmatique. Protester c'est bien, agir c'est mieux. Donc les querelles de clocher, ça ne m'intéresse pas. Ce qui importe, c’est comment on avance. Nous n’avons pas d’autres options que d'y aller en se reconcentrant sur les priorités.