oupirs d’agacement, plutôt que de soulagement dans le vignoble bordelais. Face au temps nécessaire pour traiter les 1 209 candidatures à l’arrachage sanitaire de 8 000 hectares de vignes, l’administration envoie, comme annoncé, des courriers d'Autorisation de Commencement des Travaux (ACT pour les amateurs de sigles) pour commencer à arracher avant d’avoir une réponse sur l’obtention, ou non, des 6 000 €/ha de prime à l’arrachage demandés. Si la validation d'une demande d'arrachage semble peu risquée à obtenir pour le volet de la renaturation (sauf inéligibilité), elle n’est pas du tout assurée pour le volet de diversification (il pourrait y avoir un coefficient stabilisateur de 80 %, la demande dépassant l'enveloppe interprofessionnelle). En somme, « j’ai reçu un recommandé pour me dire que je pouvais arracher sans garantie, puisque le dossier n'est pas instruit... C'est moi qui suis tordu, ou franchement on se moque un peu du monde ? » soupire un vigneron de l’Entre-deux-Mers. Porte-parole du collectif Viti 33, le vigneron retraité Didier Cousiney imagine que cela revient à aller voir son banquier pour demander un prêt, et se voir répondre que l’on n’aura pas de suite la réponse, mais l’on peut déjà commencer à s’engager sur des dépenses.
Dans les lettres d'ACT consultées par Vitisphere, il y est indiqué que « cette autorisation ne préjuge en rien de l'éligibilité de votre dossier (qui ne pourra être confirmée qu'après contrôles) » et « cette autorisation ne constitue pas une garantie de l'octroi de l'aide à l'arrachage sur la totalité de la surface demandée (certaines parcelles pouvant s'avérer inéligibles) ». Et d'évoquer la possible mise en place d'un coefficient stabilisateur de 80 % sur les surfaces candidates à la diversification : une demande d'arrachage de 5 ha pourrait être subventionnée à 4 ha au final, mais l'hectare non-aidée pourrait s'orienter, si le demandeur le souhaite, vers la renaturation (engagement de 20 ans sur une jachère, un boisement...).
À la Direction Départementale des Territoires et de la Mer (DDTM), on explique à Vitisphere que « la totalité des courriers d'autorisation de commencement des travaux a été envoyée » (sauf rares dossiers demandant des vérifications). Ne pouvant dire la proportion de vignerons anticipant leurs arrachages sans garantie sur la prime, la DDTM indique que « ce choix est bien évidemment de la responsabilité individuelle des viticulteurs », mais se veut rassurante : « les viticulteurs auront une réponse définitive sur la suite donnée à leur demande dans les prochaines semaines. Le calendrier de réalisation des arrachages d'ici le 31 mai 2024 sera tenu ». Les arrachages devant être effectués avant cette date pour être en règle, ce qui ajoute à la pression sur l’administration et à l’impatience du vignoble.


D’autres soupirs, pour ne pas dire les derniers soupirs parfois, soufflent dans le vignoble au sujet des trop faibles cours du vin en vrac actuellement pratiqués. Du moins ceux rapportés par la rumeur, les cours officiels étant devenus annuels (le relevé pour 2023 récemment publié évoque ainsi un prix moyen de 937 € le tonneau de Bordeaux rouge*), les cotations bimensuelles étant suspendues depuis la fin 2022 (mais cela pourrait changer, voir encadré). Diffusée ce lundi 5 février, la lettre à la filière du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) veut « condamner toute transaction qui ne permet pas au producteur de vivre de son travail. Pour mettre une valeur, considérons temporairement ce seuil à 1 000 € le tonneau d’AOP Bordeaux rouge. Un seuil dont on ne peut évidemment pas se satisfaire. » Comme le rapporte Allan Sichel, président du CIVB, « on entend parler de transactions et d’offres à prix beaucoup plus bas. Il faut viser la juste rémunération couvrant au moins les coûts de production. Et l’on sait que c’est au-delà de 1 000 €. Mais en dessous ce n’est pas possible. » Se gardant de fixer ou même évoquer un prix plancher, l’interprofession exprime la nécessité de rompre la spirale déflationniste du vin en vrac à Bordeaux, plus particulièrement sur les AOC rouges (Bordeaux, Côtes, Médoc…).
Un mot d’ordre validé par un communiqué commun des caves coopératives et vignerons indépendants de Gironde. Leurs présidents, respectivement Stéphane Héraud et Régis Falxa, l’affirment : « nous soutenons la nécessité d’avoir des transactions permettant d’apporter une juste rémunération à nos vigneronnes et vignerons. Oui des transactions en dessous de 1 000 euros pour du Bordeaux rouge ne sont pas de nature à prendre en charge nos investissements techniques. » Même plaidoyer dans le dernier édito de la lettre du syndicat des Bordeaux et Bordeaux Supérieur, ce 8 février. Son président, Stéphane Gabard appelle à l’union « pour dire STOP au tonneau en dessous de 1 000 € », d’autant plus face à une « récolte historiquement basse en 2023, environ 900 000 hl de Bordeaux rouge (la moyenne décennale est à 1,55 M hl) ».


Si Stéphane Gabard pointe dans la lettre interprofessionnelle que « négociants et viticulteurs s’engagent fermement, c’est historique », le syndicat agricole majoritaire annonce ne pas prendre pour argent comptant ces annonces de bonne volonté et préparer une surveillance des transactions. Dans un communiqué diffusé ce 9 février, la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs de Gironde annoncent valider « cet appel à la responsabilité de tous pour bannir les "transactions à vil prix" », un soutien d'autant plus évident qu'ils dénoncent les prix à moins de 1 000 € le tonneau depuis des années (publiquement dès 2019). Pour avancer sur le sujet, « FNSEA et JA de Gironde seront donc particulièrement attentifs aux prix d’achat aux producteurs pratiqués dans les jours et semaines à venir par les négociants. Nous saurons juger de la réelle volonté des uns et des autres d’agir de façon éthique et responsable. Nous saurons exprimer fermement notre mécontentement auprès de ceux qui ne jouent pas le jeu et continuent par là même d’appauvrir le département. » Une menace à peine voilée en cette période de grogne agricole (avec des manifestations encore cette fin de semaine à Beychac-et-Cailleau en Gironde).
Ayant organisé ce lundi 29 janvier une action de blocage de Langon pour demander un prix minimum du vin de Bordeaux, le collectif Viti 33 souhaite oganiser sur le sujet une réunion publique avec le négoce la semaine du 19 février. De quoi nourrir des soupirs d’impatience.
* : Le CIVB relève un prix moyen du tonneau de Bordeaux rouge de 916 € en conventionnel et 1 657 € en bio. En Côtes de Bordeaux, le cours moyen du rouge est de 1 102 € pour Blaye, 1 186 € pour Cadillac, 1 201 € pour Bourg, 1 512 € pour Castillon… Dans le Médoc, cela va de 1 572 € l’AOC Médoc à 9 572 € à Pauillac, en passant par 2 130 € en Haut-Médoc et 5 331 € pour Saint-Estèphe. Sur la rive droite, Saint-Émilion se positionne à 3 969 €, Fronsac à 1 447 €, Pomerol à 8 879 €… Les Graves affichent 1 898 €.
Décidée par le bureau du CIVB le 24 octobre 2022, la suspension de la publication bimensuelle des cours du vin en vrac était « une tentative pour éviter que les gens s’alignent sur les cours les plus bas. Ce n’est pas nécessairement une grande réussite » reconnaît Allan Sichel, notant qu’« à la lumière de cette expérience d’un peu plus d’un an, nous verrons comment le bureau se positionne sur cette non-publication. Il y a des avantages et des inconvénients. L’absence de transparence peut être pire que la transparence. » Réuni ce 6 février, le conseil d’administration des AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur demande à l’unanimité le rétablissement de cette cotation sur un rythme plus fréquent afin de regagner en visibilité et capacité de pilotage. La décision de cette publication étant interprofessionnelle, l’Organisme de Défense et de Gestion milite pour que le CIVB se penche rapidement sur la question.