Ronan Raffray : Je travaille sur ces questions de la Responsabilité Sociétale et Environnementale (RSE) viticole depuis sept ans, notamment pour former mes étudiants Et récemment, j’ai été invité à imaginer un objet juridique de fiction sur le vin, pour une conférence « viticulture et design fiction » organisée à Bordeaux par Antoine Boilevin, designer *. Puisque je travaille sur les engagements environnementaux et sociétaux, pourquoi ne pas envisager la fusion ultime de la norme de l’origine et de l’environnement, de la typicité et de la durabilité ? En Droit, on ne fait pas trop de prospective ou de fiction, on a assez à faire avec ce qui existe ! Mais la science dure le fait depuis longtemps… Et je m’intéresse toujours à la fabrique de la norme, aux mouvements économiques et sociaux qui produisent les règles.
Dans votre scénario, l’AOD intègre des normes sociales environnementales au cahier des charges des appellations. Quel fil avez-vous tiré pour arriver à cette hypothèse ?
L’AOD est effectivement une hypothèse de travail pour essayer d’anticiper la manière dont se rejoignent toujours plus les questions de terroir et d’environnement. Je vois par exemple dans l’intégration des DAE (Dispositions Agro Environnementales) dans les cahiers des charges un événement majeur, pas apprécié à sa juste mesure. C’est par exemple l’obligation d’enherbement dans les tournières. Ça n’a rien a priori rien à voir avec la typicité, et pour beaucoup ce genre de règles n’avait pas sa place dans les AOC. Mais ça s’est fait, et avec l’Institut National de l'Origine et de la Qualité (INAO) d’ailleurs. C’est assez spectaculaire. Je pense que ça annonce une profonde mutation. Ça sera peut-être long, mais quand même ! Avec l’AOD, je pousse au bout cette réflexion sur le rapprochement des normes d’origine et de la qualité environnementale, jusque-là uniquement portée par l’agriculture biologique, et l’insertion de critères de durabilité selon les standards RSE. Très récemment, un syndicat établissait un lien entre respect du droit social et droit à l'appellation. C’est une piste à explorer.
Plus concrètement, que changerait une AOD ?
Ça voudrait dire que, par leur intégration au cahier des charges, des itinéraires standardisés (et élevés) de durabilité s’imposent à tous dans une AOD. Aujourd’hui, c’est l’acteur individuel qui choisit. Ça fait une grosse différence dans la texture de la norme, on passe du Droit souple au Droit dur.
Justement : est-ce vraiment judicieux d’imaginer encore de nouvelles réglementations pour le vigneron ?
J’entends cet argument. Mais dans les faits, quand on fait le bilan de ce qui se passe aujourd’hui, on a un producteur qui suit un cahier des charges, qui est Haute Valeur Environnementale (HVE) ou bio ou les deux, qui suit les engagements du plan filière, qui rejoint un référentiel RSE, etc. Finalement, une seule norme qui donnerait des règles claires, peut-être accès à des financements, réintroduirait de la solidarité dans l'appellation, tout en permettant à l’appellation de communiquer clairement sur son projet, n’est-ce pas une possibilité à explorer ?
A quelle échéance imaginez-vous que les AOD puissent voir le jour ?
10 ans, 20 ans, ou jamais... C’est impossible à dire ! Mais ce n’est pas ce qui compte. L’important c’est de travailler sur ces sujets : la durabilité, le lien avec la typicité, le droit social… Y réfléchir, c’est aussi montrer qu’on peut s’appuyer sur le cadre des appellations, qui peut accueillir des innovations. Des tabous sont d’ailleurs déjà tombés, les hybrides, la désalcoolisation... L’AOP est sans doute à la croisée des chemins, comme nous tous, car les questions environnementales et climatiques nous mettent au pied du mur. L’enjeu est basculé. D’ailleurs, je vois un changement énorme : aujourd’hui, on ne parle plus de montée en gamme durable, mais de survie des zones de production ! C’est le moment pour l’appellation de faire la preuve de sa capacité à évoluer considérablement.
N’y-a-t-il pas un risque de fragiliser ces appellations, si on les bouscule trop ?
Les marques y sont déjà, il n’y a qu’à voir l’arrivée de labels comme B-Corps ! Les appellations seront en décalage si elles ne s’ouvrent pas plus largement aux questions environnementales. Intellectuellement, terroir et environnement, ne doivent plus être séparés.
Il y a quand même de sacrés freins…
Les représentants des producteurs redoutent les charges économiques. J’ai conscience que c’est très confortable de dire tout ça depuis un bureau. La soutenabilité économique de cette durabilité est en question. Les consommateurs la veulent, mais sont-ils prêts à payer ? Et les riverains ? Donc les responsables insistent sur le fait que ça doit rester volontaire, et que ça peut demeurer hors du cahier des charges, et il y a encore une résistance à considérer les questions environnementales comme naturellement liées au terroir.
L’AOD n’est-elle pas finalement, en creux, une critique de l’AOP ?
Limiter le terroir à la valorisation du vin que l’on en tire, c’est peut-être fini. L’AOD pose la question, c’est vrai, de ce qui aurait pu s’installer il y a très longtemps. Parce qu’aujourd’hui, dire que l’appellation est déjà durable, je ne suis pas complètement convaincu. En tout cas, l’hypothèse de l’AOD est une idée assez féconde. Je pense que je vais encore y travailler pendant dix ans !
Sur ce sujet, un article de prospective de Ronan Raffray a été publié sur Open Wine Law le 19 octobre 2023 par Ronan Raffray : à lire ici.
* NDLR : événement auquel l’autrice de cet article a participé.