e n’est pas peu dire que la biodynamie fait débat dans le vignoble. En témoigne la tribune « pour en finir » avec cette viticulture alternative signée par le vigneron Frédéric Mugnier, reprise dans le Point. « Ceux qui parlent le plus de [Rudolf] Steiner [le fondateur de la biodynamie et de l’anthroposophie NDLR] sont ceux qui ne font pas de biodynamie. Dans le discours technique avec les vignerons, on ne parle que d’agriculture » pose le consultant Nicolas Jamin, suivant une douzaine de propriétés dans le Bordelais, notant que dans le monde du vin en biodynamie, « on en a tous un peu marre que la biodynamie soit toujours limitée à l’anthroposophie et Steiner. Le lien existe et il est transparent. Il est réducteur de s’y arrêter. » Cherchant à donner une image plus représentative de la pratique de la biodynamie, l’œnologue regrette notamment une représentativité biaisée des personnes portant publiquement les principes de cette viticulture atypique : « en réalité, il y a très peu de vignerons en biodynamie qui parlent de farfadets. Ce sont souvent les plus médiatiques qui le font, mais sur le terrain on fait de la viticulture. »
Entre les racines de Rudolf Steiner et les pratiques semblant rapidement folkloriques (prise en compte du calendrier lunaire notamment), pour ne pas dire ésotériques (préparations à base de décoctions de bouses dans des cornes de vaches), l’image de la biodynamie suscite au mieux des réticences amusées, au pire un rejet total dans le vignoble conventionnel. Nicolas Jamin en a fait frais lorsqu’il a démarché des châteaux de Bordeaux pour se lancer dans le conseil. S’il se souvient que « c’était très dur dans le Médoc », il se remémore sa rencontre en 2017 avec Benjamin Sichel, à la tête du château Angludet (30 hectares en appellation Margaux), « l’un des seuls qui m’ait reçu » pointe l’œnologue.
L’ouverture de Benjamin Sichel à cette approche iconoclaste vient de son parcours vigneron. Depuis qu’il a rejoint la propriété familiale en 1989, il souhaite que son vignoble soit équilibré : et la fin justifie les moyens. D’abord par la gestion de la vigueur (avec l’enherbement dans les années 1990), puis par le contrôle la concurrence (avec les engrais verts dans les années 2000), ensuite des essais en bio (à partir de 2013). Présente depuis des années, l’idée de tester la biodynamie se heurtait à la crainte d’un système complexe, notamment figé par les enjeux de respect du calendrier lunaire (chaque jour ayant des qualités différentes selon les astres, du jour fruit au nœud lunaire). Levant les craintes, Nicolas Jamin propose une biodynamie avançant par étapes pour s’améliorer. Et où les choses ne sont pas à faire pile poil sur un temps donné résume Benjamin Sichel. Le château Angludet a amorcé sa conversion à la bio et à la biodynamie en 2019.
« Il était plus rassurant pour moi d’intégrer directement les outils supplémentaires de la biodynamie sans se limiter à ceux de la bio » explique Benjamin Sichel, pour qui l’approche bio tient encore d’une logique conventionnelle. Pour lui, « il faut tenir compte de tout l’environnement, pas seulement des concentrations de NPK dans le sol. On peut comprendre qu’il y a une influence du soleil, de la lune et des planètes sur les organismes. Ce sont des impacts que l’on ne maîtrise pas. » Contrairement aux conseils répétés dans les formations à la biodynamie, le domaine n’a pas maintenu de témoin conventionnel ou bio pour le comparer à la biodynamie : « je suis convaincu, je n’ai pas besoin de me rassurer » affirme Benjamin Sichel.
En matière d’efficacité de la biodynamie, ses opposants ne laissent pas voix au chapitre, ses racines et pratiques la disqualifiant d’emblée pour eux. Mais pour Nicolas Jamin, de premiers résultats de recherche doivent lever ses blocages. Et de citer les conclusions positives pour la biodynamie de l’INRA de Dijon sur les qualités physico-chimiques et microbiologiques des sols, l’étude de l’INRA de Colmar sur la stimulation des défenses naturelles de la vigne publiée en 2018 par Nature, ou l’étude de Kedge sur la qualité des vins publiée en 2021 par Ecological Economics. En l’état, « il y a des choses qui marchent, que l’on décortique par la recherche et que l’on peut commencer à comprendre » rapporte Nicolas Jamin, qui reconnaît qu’« il y en a d’autres qui sont validées par la pratique, on peut trouver des explications physiques pour certaines*, mais il y en a dont on ne comprend pas le fonctionnement. » S’il n’y a pas d’explications ou de raisons données à toutes les pratiques proposées par la biodynamie, il ne s’agit pas de croyances martèle l’œnologue. Qui rejette l’idée que la biodynamie fonctionnerait pour ceux qui y croient, grâce à une présence importante et à un suivi constant du vignoble, permettant plus de prévention et de prophylaxie qu’en conventionnel.
« Personne n’est croyant en biodynamie. On le fait parce qu’il y a des résultats. Nous sommes tous agronomes, et en plus nous sommes français, donc cartésiens. Nous pensons que ça marche : nous n’y croyons pas. Ce n’est pas de la foi. Je fais de la science et de l’agriculture, ce n’est pas incompatible avec de la biodynamie » explique Nicolas Jamin, appelant à mener des études d’ampleur pour faire la lumière sur les effets de la biodynamie. Qu’il ne voit pas comme dogmatique, mais pratique. Le consultant en veut pour exemple l’abandon de certaines propositions de Rudolf Steiner, comme l’utilisation de cendres de nuisibles (animaux et végétaux). « Comme tous les penseurs, Steiner a dit des bêtises » évacue Nicolas Jamin, pour qui ça ne pose pas de problème, il faut faire le tri.


Parmi les autres arguments utilisés pour décrédibiliser la biodynamie, on trouve le parallèle entre les doses des préparations et l’homéopathie. « Ce n’est pas vrai, avec 100 g de bouse de vache dans 40 litres d’eau pour traiter un hectare, je mets quiconque au défi de boire l’eau dynamisée ! Elle est marron… » réagit Nicolas Jamin, pour qui l’on peut parler de doses faibles en biodynamie, mais pas de doses homéopathiques. « Ce sont des doses qui permettent d’activer et stimuler les voies métaboliques de la plante » rapporte l’œnologue. Qui pointe que les changements de pratiques ne se limitant pas à la biodynamie sur les domaines, leurs résultats vitivinicoles sont multifactoriels et pas seulement liés aux préparations ou au calendrier lunaire. « La biodynamie ne fait pas tout » résume Benjamin Sichel, pour qui « la biodynamie est un outil ».
Le château Angludet teste ainsi plusieurs nouvelles pratiques viticoles : l’implantation d’arbres dans les parcelles, les sarments laissés non-broyés dans l’interrang après la taille, la réduction des travaux du sol en saison pour se limiter à coucher les adventices et créer un paillage, ne pas rogner pour préserver la pousse et éviter l’entassement de la végétation**… Dans les chais, la progression se fait également vers une alliance progressive de l’œnologie et de la biodynamie.


« Le but final est que tout le travail à la vigne se ressente et se retrouve dans les vins » pose Benjamin Sichel, qui « cherche plus d’expression et d’émotion. Je veux que les vins donnent le frisson, je veux que le consommateur en ait la chair de poule. » De l’interdiction du levurage à celle de l’enzymage, le virage de la biodynamie demande d’y aller progressivement en cave souligne Nicolas Jamin, favorable à titre personnel à l’autorisation en biodynamie de l’osmose inverse et du charbon œnologique pour lutter contre les déviations (Brettanomyces/éthylphénols). Si le risque est conséquent, le jeu en vaut la chandelle pour le consultant, qui généralise « en bio, le dégustateur ressent plus d’acidité, de fruité et d’équilibre [par rapport au conventionnel]. En biodynamie, l’intensité aromatique est plus forte, la sensation est plus acidulée et il y a de la salinité (ex-minéralité). »
Si la valorisation des vins en biodynamie est reconnue par tous, la question des rendements reste posée pour assurer la rentabilité du domaine. « Ce n’est pas parce que je fais de la biodynamie que je suis condamné à de petits rendements » rétorque Benjamin Sichel, pour qui les petites productions récentes sont dues aux aléas climatiques (gelées en 2020 et 2021, sécheresse en 2022). Le vigneron souligne aller dans le bon sens avec la biodynamie : « j’aurais beaucoup de mal à revenir en arrière. Si j’avais de gros soucis, je ne suis pas certain que la biodynamie y serait pour grand-chose. Revenir en arrière serait casser l’équilibre que l’on essaie de créer. » Sur l’enjeu des maladies cryptogamiques, Benjamin Sichel est serein : la biodynamie tient au final du travail et de la prise de risque inhérents au métier vigneron. Ce qui « demande du personnel, de la flexibilité, de l’expertise, du matériel… Quand il n’y a pas d’impasse, ça tient, on privilégie la fréquence à la dose (avec cuivre, mais aussi tisanes, mouillants…). »
Finalement, « la biodynamie est quelque chose de subtil : c’est en filigrane. Il n’y a pas d’opposition avec la science : j’utilise aussi les connaissances traditionnelles. La biodynamie fonctionne pour la vie du sol, la santé de la plante et la qualité du vin » note Nicolas Jamin, pour qui « les passions qui se déchaînent autour de la biodynamie sont très humaines ». Jusqu’à présent, on pouvait imaginer un débat vigneron sur la question comme une reprise du Dîner de famille dessiné par Caran d’Ache : un moment où « surtout ! Ne parlons pas de biodynamie » et où la bataille s’engage et enrage dès qu’il en est question. Espérons que désormais l’écoute technique et l’argumentation pratique puissent primer sur l’invective facile et le rejet d’emblée, de part et d’autre.
* : « En faisant abstraction de la sémantique de Steiner, les explications [théoriques] de la biodynamie peuvent sembler spirituelles et immatérielles, mais on peut trouver des explications plus physiques » indique Nicolas Jamin, qui présente ainsi la dynamisation des préparations comme une façon de favoriser la multiplication cellulaire (avec l’oxygénation et l’utilisation d’eau tiède), ou les traitements comme la pulvérisation de ferments pour stimuler la vie du sol (et entraîner une réaction de la vigne à un moment donné).
** : « De plus en plus, je prends le rognage comme une mutilation de la plante, qui donne un coup à la vigne comme après de la grêle. Et souvent après le premier rognage, je vois apparaître du mildiou » rapporte Benjamin Sichel. Agronomiquement, « respecter l’intégrité de plante permet aussi de maintenir le bourgeon apical en évitant le développement d’entre-cœurs et l’entassement de la végétation » indique Nicolas Jamin.
Plus philosophiquement, « la vision de la biodynamie n’est pas si compliquée : un être vivant a des interactions avec son environnement, des échanges physico-chimiques et énergétiques. La biodynamie permet de stimuler la vie des sols et des plantes » résume Nicolas Jamin.