l paraît que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Et mieux desservi par les siens ? En attendant la tenue de sa commission d’appel dans les prochaines semaines, l’édition 2022 du classement décennal des grands crus de Saint-Émilion fait face à une succession de défections parmi ses candidats, qui remettent en cause ses vertus et préfèrent se déclasser d’office. Après trois premiers grands crus classés A (Angélus, Ausone et Cheval Blanc) et un premier grand cru classé B (château la Gaffelière), c’est désormais le château Croque Michotte qui annonce retirer sa candidature du classement.
Ou pour être précis, qui indique suspendre sa collaboration active avec la commission de classement animée par l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO). Venant de recevoir des remarques jugées erronées (notamment sur ses pratiques environnementales* et la géologie de ses parcelles** de nouveau épinglées) et des notes de dégustation considérées infondées (entre 11 et 13/20 d’après la propriété), le château « se retire, on n’intervient plus pour expliquer dossier. Je n’irai pas en commission d’appel pour discuter avec des gens qui n’y connaissent rien. Soit nous sommes classés, soit c’est la guerre » pose, martial, Pierre Carle, l’associé-gérant du château Croque-Michotte (13,6 ha Saint-Émilion Grand Cru certifié bio).


Remontée, la propriété n’en est pas à sa première escarmouche avec l’INAO. Non-classé depuis 1986, le château mène un combat judiciaire depuis les classements de 2006 et 2012. Une guérilla de tribunaux qui vient de s’achever au pénal (avec la condamnation pour prise illégale d’intérêts de Hubert de Boüard, copropriétaire du château Angélus siégeant à l’INAO) et se poursuit devant la juridiction administrative (avec un nouveau renvoi annoncé devant le Conseil d’État). Sûr d’être dans son bon droit, Pierre Carle ne dévie pas de sa position de victime. Il ne remet pas en cause ses dossiers de candidature et ne retient surtout pas ses coups contre le classement : « soit c’est manipulé, soit c’est de l’amateurisme terrifiant ». Dans son argumentaire touffu, le vigneron vise tout particulièrement le jury de dégustation du classement 2022. Selon lui, « les premiers commentaires sont incohérents par rapport aux médailles et dégustations réalisées par de grands journalistes. On ne sait pas trop qui est dans le jury, on sait qu’ils ont du mal à recruter et ont engagé les premiers venus à la petite semaine. »
En l’état, l’identité et la qualification des membres de la commission de dégustation sont inconnus (sollicité, l'INAO n'a pas donné suite au moment de cette publication). Le décret du 2020 pour le classement 2022 stipule cependant que « la dégustation des vins est assurée par un jury de dégustateurs-experts désigné par l'organisme tiers en charge de l'organisation de la dégustation. Les protocoles et les procédures de(s) (l')organisme(s) sont validés par la commission de classement. »
Bouillonnant de déclarations et de projets rebelles, Pierre Carle ne s’interdit pas d'aller en justice, évoquant notamment de porter plainte pour incompétence contre l'INAO. Pêle-mêle, il veut également alerter le ministre de l’Agriculture, « demander des comptes » (avec le remboursement des frais d’inscription des trois derniers classements : 2006, 2012 et 2022) et soutenir les propriétés qui attaqueraient le classement, après sa parution en septembre 2022 sur les mêmes fondements que ceux qu'il évoque depuis des années (voir encadré). Son autre projet annoncé est « la création d’une nouvelle société de classement indépendant de l’INAO, pour éviter ce mélodrame tous les dix ans ».
Prenant modèle sur le classement des vins du Médoc et de Sauternes en 1855, cette idée s’appuierait sur la dégustation de courtiers experts des vins Saint-Émilion. Pierre Carle se dit « partisan d’un classement à partir des dégustations. En regardant à côté l’historique de la propriété et la présentation de vignoble pour sélectionner des grands crus classés. » S’il est protégé en tant que mention traditionnelle, le terme de "grand cru classé" intéresse Pierre Carle pour son projet : « les mots "grands", "crus" et "classés" sont dans la langue française. On trouvera bien quelque chose de légal. Je n’ai pas l’habitude de céder » prévient-il. Le vigneron ayant amassé ce qu'il estime être d'autres révélations explosives, il réfute l’intégration de nouvelles parcelles chez d’autres grands crus (des lettres ont été envoyées à INAO) et il estime que l’appellation Saint-Émilion Grand Cru devrait être parcellaire et pas étendue à toute l’appellation Saint-Émilion (« c’est illégal »). Toute une liste de remises en cause dont la portée reste floue à date.
* : Dans son jugement du 21 mars 2022, la Cour d’Appel de Bordeaux indique que « s’agissant du critère "conduite de l’exploitation" qui a obtenu la note de 12,58/20, les requérants n’apportent aucun élément de nature à établir, en ce qui concerne l’item "système de retraitement des effluents", qu’ainsi qu’ils le soutiennent, à la date de la décision attaquée. Le Château Croque Michotte avait adhéré à une coopérative d’utilisation de matériel agricole et fait l’acquisition d’un système agréé de récupération et de dégradation des effluents phytosanitaires. » Pierre Carle rétorque que « le tribunal administratif n’est pas qualifié pour en juger. C’est faux, nous avons adhérer à une CUMA et possédons un phytobac. » Pour le vigneron, la certification bio de son domaine devrait être valorisée dans la rubrique "mesures en faveur du développement durable" (elle l'est déjà dans un autre item de la grille de notation).
** : Concernant l’hydromorphie de ses terroirs, Pierre Carle réplique par la liste de ses prestigieux voisins classés : « ce serait excellent autour et nous, non ? » Concernant l’hétérogénéité de son vignoble, il défend un parcellaire morcelé.
Pour alimenter son opposition frontale, Pierre Carle utilise des arguments déjà mobilisés contre le classement de 2012 (notamment dans Vino Business d’Isabelle Saporta). « On récuse ce classement, qui ne juge pas les crus mais tourne à la compétition œnotouristique. La note de dégustation ne compte que pour la moitié du classement, alors qu’un acheteur veut un bon vin dans la bouteille et se fiche de savoir s’il y a une hôtesse à plein temps sur la propriété, s’il y a des publicités dans des journaux internationaux ou s’il y a un phytobac. C’est hors-sujet » énumère-t-il, citant Talleyrand, qui disait que « tout ce qui est excessif est insignifiant ». Une citation que lui renverraient bien certains opérateurs de la rive droite, lassés par ses sorties répétant les mêmes arguments, gazeux pour eux. De quoi faire grincer également des dents dans la commission de classement, où le poids des notes de dégustation a été montée de 30 à 50 % pour les premiers grands crus (ce qui peut expliquer certaines défections) et dont les principaux critères restent techniques (viticulture, chais, foncier… mais les pondérations sont inconnues à date).