epuis votre prise de fonction, fin septembre 2024, vous avez multiplié les rencontres et les annonces auprès de la filière vin. Est-ce le signe qu’il y a péril en la demeure pour le vignoble face aux crises qui le frappent actuellement ?
Annie Genevard : La filière vitivinicole est importante pour la France à maints égards. Pour le développement rural tout d’abord, nous avons la chance d’avoir une filière à 95 % sous signes de qualité et d’origine, ce qui permet de créer de la valeur ajoutée dans les territoires. Pour l’économie bien sûr, compte tenu notamment du poids de la filière vin et spiritueux dans la balance commerciale française, pour les paysages que l’homme a fabriqué de tout temps par le travail des ceps. Pour le rayonnement de la France enfin, nos vignobles, nos vins, notre filière plus généralement, sont admirés dans le monde entier et sont une part forte de l’image, de l’identité et de la réputation française. Parce que le vin est indissociable de notre culture.
Il est normal que la ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire que je suis consacre une part importante de son temps et de son énergie à une filière que partagent de si nombreux territoires. Dans ce cadre, nous concentrons nos actions sur l’accompagnement de la filière dans la mise en œuvre de mesures destinées à résorber les difficultés à la fois conjoncturelles et structurelles qu’elle traverse. Il y a plusieurs types de mesures : les interventions sur fonds européens (270 millions €/an pour accroître la compétitivité des opérateurs : restructuration et reconversion du vignoble, investissement, promotion) et sur crédits nationaux (en 2024 le fonds urgence de 80 millions €, la mesure d’arrachage définitif pour 110 millions € qui permettra d’aider à rééquilibrer l’offre disponible par l’arrachage de 27 500 hectares).
Au sujet du financement de l’arrachage définitif, le solde de 40 millions € continue d’être réclamé par la filière (par rapport au budget de 150 millions € annoncé par votre prédécesseur). Quelle est votre réponse : il n’y aura pas plus que les 10 millions € débloqués pour les jeunes et les pépinières ?
Cette mesure d’arrachage a été notifiée à Bruxelles à hauteur de 120 millions €. Ce sont finalement 110 millions € qui ont été engagés au titre du dispositif, qui a été conçu comme une mesure structurelle de la crise du potentiel productif. Je veux rappeler qu’entre 110 et 120 millions, ça fait 10 millions que je consacre à l’aide aux jeunes viticulteurs (9 millions €) et aux pépiniéristes (1 million €). On aboutit aux 120 millions € notifiés à Bruxelles. Je veux rappeler que dans le contexte budgétaire du pays, qui a fortement évolué depuis un an, nous nous trouvons dans une situation très difficile. L’an passé, mon ministère a déployé 80 millions € d’aide conjoncturelle (fonds d’urgence), 20 millions € pour l’arrachage sanitaire en Gironde et 110 millions pour l’arrachage définitif national. Outre les leviers budgétaires, nous travaillons avec les acteurs de la filière sur l’ensemble des autres outils, nombreux et spécifiques, qui sont à disposition.
Ce jeudi 20 mars, vous êtes venue dans le vignoble bordelais présenter l’aide aux jeunes viticulteurs victimes de difficultés climatiques et économiques. Est-ce l’occasion de soutenir les plus fragiles autant que d’affirmer que le vignoble français reste une filière d’avenir ?
La viticulture vit une situation très difficile, c’est vrai. Pour certains jeunes viticulteurs qui se sont installés, ils n’ont connu que des années difficiles. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité déployer un fonds d’urgence à hauteur de 10 millions € dont 9 millions € pour venir en aide aux jeunes. C’est un dispositif de trésorerie exceptionnelle pour les jeunes installés dans les années 2020 à 2024 incluses qui avaient 40 ans au plus au moment de leur installation. J’ai demandé aux préfets de département, sous la coordination des préfets de région, de déployer et de répartir ces aides au plus près du terrain, en lien étroit avec les représentants professionnels.
Pensez-vous que le vignoble reste une filière d’avenir ? Les vignerons qui vous ont interpellée à Bordeaux craignaient qu’il n’y ait plus d’installation à l’avenir…
Oui je le pense. J’en suis même certaine. J’ai ressenti chez ces jeunes que j’ai rencontrés à la fois une très grande inquiétude évidemment, mais en même temps une vraie passion pour leur métier. Et cette flamme n’a pas disparu.
En complément de l’arrachage définitif, la filière demande un arrachage temporaire. Souhaitez-vous un dispositif spécifique de restructuration différée au niveau européen ou la prolongation de la durée de vie des autorisations de replantation vous satisfait-elle dans le cadre du paquet vin préparé par la Commission européenne pour ce début avril ?
Mon ministère échange avec la Commission Européenne sur le concept de restructuration différée depuis 2020. J’ai eu l’occasion d’en parler à plusieurs reprises au Conseil des ministres de l’Agriculture. Il y a des difficultés juridiques à sa mise en œuvre. La Commission n’a jamais été convaincue par l’utilité de l’arrachage temporaire pour régler les difficultés structurelles auxquelles la filière viticole doit faire face. Lors du Groupe de Haut Niveau réuni le dernier trimestre 2024, le concept n’a pas non plus retenu le soutien des autres États membres. En même temps, les conclusions du Groupe de Haut Niveau convergent sur la nécessité de prolonger la durée de vie des autorisations de replantation. Possiblement à 13 ans contre 5 ans actuellement. Ainsi que sur la suppression des sanctions en cas de non-utilisation. Sous réserve que ces orientations positives pour la filière soient traduites rapidement dans la législation européenne, cet allongement très conséquent et la suppression des sanctions laisseront davantage de temps aux opérateurs pour s’adapter aux besoin de marché. C’est une évolution notable de la réglementation avec un impact concret en matière de capacité de pilotage pour l’exploitant. Cela illustre qu’il est possible de proposer des solutions pertinentes aux viticulteurs sans passer par la voie budgétaire.
Budgétairement, la deuxième mesure forte prise pour la viticulture sous votre ministère est l’aide aux trésoreries vigneronnes, avec des prêts de court-terme et de reconsolidation sur le long-terme. Comment en assurer le bon déploiement ? J’entends des vignerons indiquer que leurs conseillers ne sont pas toujours allants sur le sujet de la reconsolidation (avec des taux de garantie élevés et des assurances obligatoires rendant trop cher le dispositif).
D’abord, rappelons les deux types de prêts que j’ai mis en œuvre et travaillés avec la profession. Le prêt de trésorerie moyen terme, sur 2 à 3 ans, qui est opérationnel depuis décembre avec un taux bonifié par l’Etat (1,5 pour les jeune 1,75 pour les autres). Le prêt garanti à 70 % par BPI France sur 200 000 € maximum sur 12 ans dont le premier a été signé sur le salon de l’Agriculture par un vigneron d’Occitanie permet de faire face aux difficultés plus structurelles des vignerons en avec une aide de consolidation.
Le ministère sera particulièrement attentif au respect des engagements pris par le monde bancaire pour que les conditions des prêts formulées par les établissements financiers n’annihilent pas l’effort que représente la prise en charge par l’Etat de la commission de garantie. Il est important que les viticulteurs s’emparent des possibilités offertes par ce dispositif.
Lors de votre visite dans le vignoble bordelais vous avez été interpellée par des vignerons en détresse face aux cours des vins qui restent bien en dessous du prix rémunérateur. Pour y répondre, Egalim et Organisations de Producteurs sont-ils vos deux leviers d’action ?
C’est l’un des sujets majeurs. Lorsqu’on vend du vin sous son coût de production, ça ne peut pas tenir. C’est bien le sujet d’Egalim. C’est un sujet complexe dont les solutions ne font pas toujours consensus au sein de la filière viticole qui connaît en réalité plusieurs modes d’organisation et dont une part importante de la valeur est immatérielle. La réponse continuera à être travaillée dans les semaines à venir. Il faut à la fois tenir compte du coût de revient de la production, mais aussi tenir compte du prix que le consommateur est prêt à payer pour le produit. Si nous légiférons à nouveau sur Egalim, cela suppose de travailler étroitement avec la filière.
Le sujet des Organisations de Producteurs (OP) fait clairement dissensus, la coopération vinicole demandant depuis des années la signature d’un décret, tandis que les Vignerons Indépendants s’y opposent. Comptez-vous signer ou écarter un tel décret ?
Nous verrons bien. Je veille toujours dans les décisions que je prends à être au plus près de ce qu’attendent les filières. Il faut voir quels sont les points de consensus pour pouvoir prendre des décisions bonnes pour l’ensemble de la filière. Il faut voir comment cela peut s’articuler. Je reste prudente dans mes réponses.
Le rendement étant un élément essentiel du revenu viticole, quel soutien pouvez-vous apporter sur les moyens de production que sont les phytos ? Est-il possible d’appliquer pleinement le principe pas d’interdiction sans solution qui vient d’être validé par le Conseil constitutionnel dans la Loi d’Orientation Agricole ? Le cas de l’interdiction par l’Anses de l’herbicide Pledge a suscité l’émoi ce début d’année…
Sous réserve naturellement de sa conformité avec les règles européennes, ce qui l’a rendu constitutionnel, l’amendement "pas d’interdiction sans solution" a été proposé par un sénateur et adoptée. L’idée est de ne pas surtransposer. Ceci étant dit, je considère que l’accès aux moyens de production pour le traitement des plantes doit garantir une concurrence loyale au sein de l’Union Européenne. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à ce que les Autorisations de Mise sur le Marché (AMM) soient à l’avenir prises au niveau européen. Actuellement l’Europe autorise les substances et le pays autorise les produits. C’est la position clairement exprimée par la France. Nous l’avons également discuté avec le commissaire européen à l’Agriculture, Christophe Hansen, qui a exprimé son accord sur le principe.
Pour ne pas se retrouver dans des impasses, il faut anticiper. C’est le but du programme de développement technique alternatif pour la protection des cultures, le PARSADA qui doit donner de la visibilité sur les usages sous tension. C’est-à-dire des usages qui pourraient être retirés. Il faut e préparer et identifier les nouveaux leviers pour protéger les cultures tout en préservant la santé et l’environnement, tout ça marche de pair. Mon sujet c’est de travailler avec les filières. En viticulture, aucun usage important ne fait l’objet aujourd’hui d’impasse technique fort. Toutefois, des difficultés sont à prévoir sur le désherbage et la lutte contre le mildiou et le black rot.
L’autre enjeu pour le potentiel de production est l’adaptation au changement climatique : prévention des aléas gel/grêle, irrigation… Quels leviers sont disponibles et prévus ?
L’accès à l’eau est un enjeu de production majeur. Sans eau, il n’y a pas de production possible. C’est la raison pour laquelle j’ai lancé le fonds hydraulique en fin d’année dernière pour réutiliser des eaux usées, permettre le stockage de l’eau… Le CASDAR financera par ailleurs les projet Vitilience à hauteur de 7,5 millions € pour créer un réseau de démonstrateurs innovants au sein de 12 régions meilleure résilience.
Lors de votre visite à Bordeaux on pouvait voir des friches se multiplier. Où en est la proposition de loi instaurant une sanction contraventionnelle de 1 500 € pour les vignes abandonnées ? Quand sera-t-elle étudiée au Sénat ?
La proposition de loi du député Ott a été transmise ce 7 mars au Sénat après son examen favorable à l’Assemblée La commission des affaires économiques a été saisie, mais aucun calendrier d’examen ne m’est connu aujourd’hui. Il faut quand même préciser que le projet ne cherche pas à sanctionner le non-arrachage de toutes vignes abandonnées, mais de pouvoir renforcer l’effectivité des mesures de lutte. Actuellement, les mesures de pénalité ne fonctionnent pas, elles sont inadaptées. La proposition de loi prévoit de nouvelles mesures avec une contravention de cinquième classe pour non-réalisation des mesures de surveillance et de lutte contre la flavescence dorée.
Où en est également le débat parlementaire sur le traitements phytos par drone des vignes en pente et l’expérimentation dérogatoire pour les autres parcelles ? Est-ce que cela serait possible dès la campagne 2025 ?
L’examen en séance publique de la commission des lois serait a priori prévu début avril au Sénat. Mais la mise en œuvre ne pourra probablement pas se faire en 2025, parce qu’il y a des textes d’application à prendre avec des consultations obligatoires, une notification à la Commission européenne…
Autre évolution parlementaire dont la mise en application est en suspens : l’exonération fiscale de la transmission des vignobles jusqu’à 20 millions d’euros… Où en est-on ?
Cette exonération sur la transmission, avec un abattement de 70 % jusqu’à 20 millions € en contrepartie d’une conservation du bien pendant 18 ans, a bien été intégrée à la loi de finances 2025 (article 70). Ce qui est dans la loi ayant été promulgué, c’est applicable. Mais je sais que les exploitants agricoles sont très déçus que cela ne vaille que sur les baux à venir. Ils voudront sans doute y revenir dans les prochains débats budgétaires.
Les aléas climatiques remettent en cause le système de l’assurance multirisque climatique, qu’il s’agisse du calcul de la référence historique (la moyenne olympique) ou la prise en compte des maladies cryptogamiques (notamment le mildiou). Portez-vous une réforme européenne de cet outil sur ces deux points ?
Dans le cadre du Groupe de Haut Niveau, le représentant de mon ministère a porté auprès de la Commission une demande d’évolution de la réglementation afin que la multiplication des aléas soit mieux prise en compte dans le calcul des pertes. La contestation de la moyenne olympique n’est pas propre à la viticulture. D’autres productions ont les mêmes demandes. Il est vrai que le principe de la moyenne olympique enferme les producteurs dans un cercle vicieux dès lors que les aléas se répètent d’année en année et peuvent les décourager de s’assurer. Ce point a été repris dans les conclusions du Groupe de Haut Niveau. Nous veillerons à sa bonne mise en œuvre dans les propositions de la Commission. Nous voudrions un nouveau mode de calcul de la moyenne de référence plus adapté aux aléas. C’est une demande ferme, nous l’avons présentée au commissaire Hansen qui a convenu que sur 5 ans ça ne fonctionnait pas.
Les vins et spiritueux sont pris en otage de manière récurrente dans des conflits commerciaux qui ne les concernent pas. Comment les en sortir à l’avenir ? Notamment pour les taxes chinoises sur cognacs et armagnacs, mais aussi les taxes Trump qui menacent les vins et spiritueux… Le gouvernement y peut-il quelque chose ou est-il réduit à subir ?
S’agissant des relèvements de droits de douane, il y a deux sujets : les vins et spiritueux aux États-Unis et les brandies en Chine. La gestion de la crise se fait différemment avec l’un et l’autre. S’agissant de la Chine, les négociations se conduisent entre la France et la Chine elle-même, qui a déployé des enquêtes et a imposé à la filière des cautions en attendant une décision la date butoir du 5 avril. Nous travaillons avec la Chine sur le plan diplomatique, le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot va fin mars en Chine pour évoquer le report de la date butoir et le retour du cognac et de l’armagnac dans les rayons de duty-free des aéroports concernés. Nous allons voir comment se déroule cette mission. Il n’est pas exclu que le premier ministre fasse le déplacement en Chine.
Avec les États-Unis, c’est un peu différent dans la mesure où cela concerne toute la filière des vins et spiritueux. Les négociations se font sous l’égide de l’Union Européenne. Nous avons demandé à l’Union Européenne de veiller à ce que le paquet de sanctions évalue les conséquences que cela peut avoir pour les filières. L’attitude de la France c’est la fermeté et la diplomatie. Les guerres commerciales sont mauvaises pour tout le monde, elles ne font que des perdants.
Vous avez répété lors de vos échanges avec la filière que vous défendrez toujours la vigne et le vin comme un patrimoine vivant. Soutenez-vous la consommation modérée alors que la pression hygiéniste est forte en France et en Europe ("no safe level" de l’OMS, étiquetage irlandais des risques sur le cancer et propositions pour durcir la loi Evin ou créer des taxes comportementales) ?
J’ai invité les ministres de l’Agriculture des États membres de l'Organisation Internationale de la Vigne et du Vin en octobre dernier à Dijon. A cette occasion, j’ai présidé une conférence qui était l’occasion d’adopter une déclaration ministérielle adoptée à l’unanimité des 37 États membres qui rappelle la valeur culturelle et patrimoniale du vin. J’ai également plaidé pour mentionner l’attention nécessaire au consommateur par le biais de l’éducation, de la transparence et de l’information. Ce à quoi les initiatives de promotion des produits à base de vin peuvent contribuer tout en sensibilisant à l’importance d’une consommation responsable. Modération oui. Prohibition non.
Lors de votre prise de fonction, vous avez annoncé ne pas être la ministre de la décroissance et du renoncement : comment appliquer ce cap pour ne pas voir la filière vin se réduire à peau de chagrin ?
La viticulture souffre, c’est vrai mais ne se réduit pas à peau de chagrin. L’économie de la vigne et du vin fait vivre beaucoup de territoires. C’est une carte maîtresse dans la balance commerciale de la France. Pour toutes ces raisons et beaucoup d’autres immatérielles, quand la viticulture va mal, la France se porte moins bien. C’est pour ces raisons que depuis 2020 la filière viticole a bénéficié d’un milliard d’euros aides de l’Etat (auxquels s’ajoutent les 270 millions €/an pour la compétitivité de l’amont et de l’aval). Ces efforts témoignent s’il en était besoin de l’engagement de l’Etat aux côtés de l’ensemble de la filière. L’enjeu désormais, c’est d’accompagner la filière dans la stratégie de moyen et de long terme à laquelle elle travaille et qui doit permettre une évolution structurelle que l’évolution de la consommation et le changement climatique commandent de mettre en œuvre.