nstitution du vignoble médocain depuis sa création en 1963, le Centre d’Études et d’Informations œnologique de Pauillac (œnopauillac) n’est plus, foudroyé par une procédure collective éclair. Ce 29 avril 2024, le laboratoire était placé en sauvegarde par le tribunal de commerce de Bordeaux, dès le 5 juin la conversion en redressement était actée, et le 31 juillet c’était déjà la fin de parcours, avec la liquidation judiciaire. Une chute dont la rapidité laisse interdit dans la filière des vins de Bordeaux. « Un laboratoire d’œnologie qui cesse son activité, ça arrive et il y a toujours des gens pour le racheter » commente un œnologue conseil girondin, pour qui « un labo en liquidation du jour au lendemain, c’est du jamais vu » à Bordeaux. « Je trouve ça dramatique. Ce laboratoire était emblématique de la région et avait une belle clientèle » réagit une figure syndicale du Médoc, reconnaissant que les tenants et aboutissants de l’affaire ne sont pas clairs pour ceux qui étaient extérieurs au Centre œnologique de Pauillac.
Même pour ceux qui étaient clients, la liquidation reste une conclusion brutale. « C’est une claque que ça disparaisse aussi vite » soupire un ancien adhérent, qui a dû se retourner dans l’été pour le suivi de la récolte en cours d’élevage et la préparation du millésime 2024. Pour ce vigneron médocain, « la base du problème est une conjoncture difficile. Tout un tas de mauvaises fortunes se sont accumulées et ont fini par peser sur l’arrêt. Alors que prises séparément, aucune n’aurait pu être fatale. »
Vol en escadrille
La faute à un mauvais alignement de planètes, à base de perte importante des clients (tombés de 240 à 170 domaines entre 2020 et 2023), de chute du nombre d’échantillons traités (moins de 20 000 en 2022, contre 36 000 en 2019), de forte augmentation des impayés (310 000 € en 2022, quand le chiffre d’affaires était tombé de moitié à 380 000 €), de réduction de la trésorerie (les réserves ayant été en partie mobilisée pour les salariés*) et de projet de cession qui a capoté (pour créer un centre d'excellence). Sur ce dernier point, « le repreneur ne l’a plus été du jour au lendemain » résume l’ancien adhérent, pointant que « ceux qui surveillaient les comptes ont vu qu’il n’y avait plus de solution, que le laboratoire n’arriverait rapidement plus à payer ses charges et qu’il fallait liquider. »
Une conclusion amère alors que tout avait si bien commencé il y a soixante ans. Créé sur une base associative avec le soutien de la Chambre d’Agriculture de la Gironde (CA33) comme cinq autres laboratoires**, le Centre œnologique de Pauillac avait pour premier directeur une figure de l’œnologie : le défunt Jacques Boissenot. À l’époque, le directeur du laboratoire était mis à la disposition du laboratoire sans contrepartie financière par la CA 33. Une pratique stoppée en 2012 sur fond de révision stratégique de la Chambre et causant bien des remous parmi les laboratoires associatifs bordelais. Contrairement à d’autres, le Centre œnologique de Pauillac a accepté de prendre en charge le salaire de son directeur, détaché de la CA33. Du moins jusqu’au divorce avec la Chambre en 2021.
Divorce avec la CA33
Ayant sollicité une offre de reprise auprès de la CA33, face au désengagement croissant de ses adhérents de son pilotage, le laboratoire de Pauillac a jugé insuffisante, voire indécente selon les témoignages, la proposition de reprise de l’immobilisation et du stock par la Chambre déposée en mai 2021. Il y aurait eu au moins le maintien du laboratoire et de ses salariés grince-t-on désormais à la CA33. Mais à l’époque, le Centre œnologique de Pauillac fait contre mauvaise fortune bon cœur et amorce un projet d’association avec deux autres structures girondines : le cabinet de conseil d’Éric Boissenot (consultant star, fils du nom moins renommé Jacques Boissenot) et le laboratoire d’analyses fines Excell (groupe Laffort). Un projet qui va faire long feu.
Mais 2021 marque aussi le début de l’hémorragie de la masse salariale (une consultante rejoint la CA33 en juillet, tandis que la mise à disposition de son directeur s’achève en septembre) et des clients (une quarantaine seraient partis dans la foulée) : des départs d'expertise et de domaine qui débouche sur une négociation de compensation financière entre les deux entreprises (et leurs avocats). Le résultat, financier, accuse le coup en 2022, avec un déficit de 300 000 € pour l’exercice passé. Affichant sa confiance en l’avenir, le laboratoire s’offre un nouveau logo, œnopauillac, et une nouvelle structure, la SAS Centre d’Études et d’Informations œnologique de Pauillac, dont le syndicat doit être le dirigeant et l’associé unique. Si Éric Boissenot annonce rapidement se désengager du projet commun, Excell reste intéressé et pourrait rentrer dans un second temps au capital de la SAS avec un apport en numéraire.
Transaction avec la CA33
Il est justement question de gros sous avec la CA33, le syndicat du laboratoire ayant la dent dure contre ceux qui « étaient déterminés à faire couler le laboratoire » selon des documents internes, avec « des agissements déloyaux » conduisant à « un préjudice financier » (essentiellement des clients suivant les anciens salariés). Signé fin 2022 par la CA33 pour 137 000 € au profit du laboratoire, le protocole transactionnel suite aux départs de salariés/clients n’a pas été honoré immédiatement, maintenant en suspens le projet de rapprochement avec Excell selon un adhérent. « C’est un contentieux qui a débouché sur un accord à l’amiable transactionnel assorti d’un accord de confidentialité et de non-dénigrement que je respecte. Pour moi c’est de l’histoire ancienne » évacue Thierry Mazet, le directeur de la CA33.
En 2023, la situation du laboratoire ne s’améliore pas : le précédent exercice affiche un nouveau résultat négatif : -276 847 €. Ces mauvais chiffres « reflètent les différentes actions de sape de la CA33 ainsi que la petite récolte 2022 et la faible activité qui en découle sur fond de crise viticole » décrit alors un compte rendu d’assemblée générale consulté par Vitisphere. La situation devenant de plus en plus précaire pour le laboratoire, ses équipes fondent comme neige au soleil, avec de nouveaux départs non remplacés (les salariés passant de 9 à 5 en trois ans). En 2024, une lueur d’espoir : le résultat de l’année écoulée n’est que de -145 500 €, mais seulement grâce au versement de l’indemnité de 137 000 € par la CA33 fin 2023. Pas de quoi permettre l’aboutissement du rapprochement avec Excell, qui début 2024 prenait la forme d’une prise de participation majoritaire dans la SAS (51 % pour Excell et 49 % pour le syndicat).
Projet avorté Excell
Pourtant, cet ancien adhérent le jure : « la reprise était sur le point de se faire, mais Excell a jeté l’éponge parce que la conjoncture économique a fait qu’ils ne voulaient pas prendre le risque d’investir dans un laboratoire. Le revirement a été soudain après des mois à traîner, parce que l’on souhaitait que le différend avec la CA33 soit réglé. Mais les dettes se sont accumulées… » Copropriétaire d’Excell, Luc Laffort confirme avoir « travaillé sur un projet d’augmentation de capital en vue de sauver le centre œnologique et conserver les emplois sur place. Malheureusement, la rapide dégradation de la situation financière du laboratoire, principalement due aux impayés dans un contexte vitivinicole très compliqué que nous connaissons malheureusement tous bien, n’a pas permis à Excell d’aller au bout de ce projet. » Le fournisseur de produits œnologiques ajoutant que « nous sommes les premiers attristés par la fermeture du centre œnologique de Pauillac, avec qui nous collaborions étroitement depuis de nombreuses années ».
Un désappointement partagé dans le vignoble médocain, où le tableau des difficultés du laboratoire de Pauillac était loin d’être aussi précis. « On savait que c’était compliqué, que c’était à vendre » rapporte un propriétaire de grand cru classé en 1855, qui ne cache pas l’ennui que lui cause cette disparition subite : œnopauillac était le seul laboratoire certifié Cofrac du Médoc, lui permettant de réaliser ses analyses pour l’export. Ayant perdu l’accès aux duplicatas des précédents examens de ses lots, le domaine doit chercher ailleurs pour faire analyser ses lots. La concurrence existant dans le Médoc, de Pauillac avec œnoconseil à Blanquefort avec la CA33. « Dommage, avec ce laboratoire ça faisait une concurrence sur les prix » regrette le propriétaire, visiblement décontenancé.
Regrets éternels
« La liquidation n'était pas inattendue pour les adhérents venant aux assemblées générales ou lisant les comptes-rendus » rapporte un adhérent plus impliqué, regrettant le manque de motivation de la majorité des membres de l'association : « nous étions 170 adhérents et deux mains suffisaient pour compter les présents » aux assemblées générales où « nous avons travaillé d'arrache-pied pour sauver le labo en rééquilibrant recettes et dépenses, nous y étions presque, mais la conjoncture économique de la filière ne pardonne rien aux situations fragiles ». Autre regret pour ce connaisseur du dossier, « avant la liquidation, il y a eu une période de redressement pendant laquelle six acteurs ont manifesté leur intérêt pour une reprise du laboratoire », mais « aucun n'a concrétisé une proposition ».
Pour d’autres connaisseurs du dossier, le ver était dans le fruit à partir du moment où la structure associative a commencé à ne plus jouer le collectif (incarné pour eux par la CA33) et à tenter l’aventure privée (avec des projets de SAS et de partenariats). « La structure était née dans les années 1960 sous forme collective, mais elle s’est orientée vers l’individualismes » regrette un vigneron extérieur au laboratoire. « À l’origine, c’était un outil de travail Chambre d’Agriculture, mais il est arrivé au même stade qu’une entreprise privée. C’est dommage et c’est une déception » regrette un syndicaliste médocain, se rappelant que « l’outil était à l’origine superbe. Dans ses grandes années il a participé à la vulgarisation des pratiques œnologiques. Mais c’était l’époque où il n’y avait pas de forte concurrence. »


Pour le laboratoire, il était obligatoire de quitter la forme associative pour se rapprocher d’autres partenaires (et même envisager un temps la vente de produits œnologiques). « Il n’y avait plus autant d’intérêt pour la structure associative, avec de moins en moins d’adhérents présents et actifs » enfonce l’adhérent impliqué, qui garde en travers de la gorge les tensions avec la CA33 de 2021. « Je déplore la situation actuelle pour les salariés et les viticulteurs restés sur le carreau » réagit Thierry Mazet. Pour le directeur de la CA33, cette liquidation est « révélatrice d’une situation économique très compliquée pour la filière. Il y a moins de vignes, moins de volumes. Le contexte économique fait que les vignerons ont moins de marges de manœuvre et rognent sur certains frais. Les impayés vont très vite. Le marché [des analyses œnologiques] est très concurrentiel, avec une concentration du marché, un besoin de faire du volume pour être rentable, une nécessité de renouvellement et de performance du matériel. Ça se saurait si on pouvait faire fortune avec de l’analyse œnologique. »
Au final, « les difficultés avaient commencé avant le départ du directeur, Christophe Coupez » analyse un vigneron médocain refaisant le match. Pour cet ancien adhérent, les départs de salariés et de clients en 2021 ont précipité les choses : « on pensait tous que ça allait continuer. Mais on est désemparé d’avoir perdu notre médecin de famille. Ces œnologues avaient une connaissance humaine de la propriété, c’est une forme de déchirement alors qu’ils se sont battus comme des lions, notamment la directrice, Sandra Dubosq. L’œnologue est quelqu’un de vital pour une propriété. » Mais la force vitale du vignoble est actuellement soumise à rude épreuve par la déconsommation des vins rouges, la dévalorisation des cours du vin et les aléas climatiques baissant les rendements mais flambant les coûts de de production. « Ce n’est pas pour rien qu’il y a de l’arrachage partout à Bordeaux… Nos stocks sont à rotation longue et les banques ne nous soutiennent plus. Les laboratoires et fournisseurs sont logiquement en difficulté » conclut le producteur.
* : Ne pouvant mobiliser ses réserves pour ses adhérents ou la CA33 à l'époque du projet d'intégration à la Chambre, le laboratoire a versé des primes à ses employés d'après des documents internes. Ces réserves permettaient auparavant d'équilibrer les comptes quand le service coûtait plus qu'il ne rapportait.
** : Structures indépendantes mais sœurs, les six laboratoires associatifs de Cadillac, Coutras, Grézillac, Pauillac, Saint-Savin et Soussac étaient regroupés dans la Fédération des centres œnologiques du bordelais (chapeautée par la CA33). Coutras, Grézillac, Cadillac et plus tardivement Saint-Savin se sont émancipés et se sont réunis sous la bannière Enosens. Soussac a rejoint la Chambre départementale d’Agriculture sous le nom d’œnocentre, aux côtés du site de Blanquefort (rebaptisé Bordeaux-Médoc après la rupture avec Pauillac).