ous fêtez les 300 ans de la propriété et vos 20 ans à sa tête avec une vente exceptionnelle : ce dimanche 23 juin dans vos chais de Saint-Julien. Qui offrire des cadeaux à qui pour ces anniversaires : le vendeur, Ducru-Beaucaillou en se séparant de ses bijoux de famille, ou les acheteurs, valorisant le travail accompli sur ce grand cru classé ?
Bruno-Eugène Borie : Chacun fera un pas vers l’autre ! Et le 22 juin, c’est mon anniversaire… Avec cette vente, il y a quelque chose qui signe bien l’esprit d’une propriété familiale. Le cadeau, c’est de proposer pour nous cette collection et de le faire de manière unique, pour la première fois dans un château comme lieu de vente. Ce sera un immense honneur que des gens viennent porter des enchères sur les vins chez nous, sur des bouteilles montrant la succession des familles en remontant jusqu’à 1887.
Comment avez-vous décidé des 3 303 bouteilles mises en vente ? En reste-t-il dans votre œnothèque pour l’avenir ou avez-vous décidé de céder tous les vins qui s’approchent de leur date limite de consommation ?
Nous avons fait le choix de proposer un éventail assez large. Depuis 2003, que je m’occupe de la propriété, 85 à 90 % de nos vins sont vendus en primeur et de petites quantités sont distillées de manière exceptionnelle : l’ouverture d’un restaurant ou d’une nouvelle cave, l’anniversaire d’un client… Nous sommes plus généreux sur les jeunes années, nous avons peu en réserve de millésimes à moindre potentiel de garde, mais plus de millésimes puissants pour le futur. C’est le vœu initial, car tout dépend des conditions de marché.
Mais attention, aux petits millésimes, ils peuvent réserver de grandes surprises. Le critique anglais Neal Martin est passionné par les petits millésimes et m’a demandé des bouteilles des années 1960. Ces vins s’en sortent très bien, ce sont souvent de très heureuses surprises comme l’on est psychologiquement préparés et que l’on attend moins de petits millésimes. La master of wine canadienne Tracey Dobbin nous a organisé des dégustations verticales très intéressantes, avec de belles surprises sur le millésime 1954 par exemple. Ce n’est pas l’année du siècle, mais il nous a le plus stupéfait. Comme si sur un millésime très modeste de 70 ans le terroir commence à marquer plus que millésime.
Quand on met en vente une bouteille du millésime 1887, cède-t-on une bouteille de collection à ne pas ouvrir ou à déguster pour ouvrir une capsule temporelle vers le passé ?
Nous n’ouvrons pas souvent des vins aussi anciens. Pour mes 20 ans à la tête du château nous avons eu l’occasion d’ouvrir une bouteille de 1888. C’est une belle leçon : il n’y avait aucune erreur œnologique (pas d’acidité volatilité, pas de Brettanomyces, pas d’odeur animale…). Il y avait une couleur très tuilée et rosée, un nez encore vivant et un goût porté par une acidité puissante. Ce sont des moments d’émotion. Mon voisin Henri Duboscq (château Haut-Marbuzet) m’a dit que dans un verre de vin, il y a le vin et la part de rêve au-dessus. En ouvrant un 1888, on se reprojette sur ces époques, les enseignements de Louis Pasteur et d’Ulysse Ribéreau-Gayon… On se relie à ces générations.
Dans les grands vins, la part de rêve se valorise. Comment réagissez-vous aux estimations de Baghera Wines pour les différents lots ?
Ce sont des spécialistes qui se basent sur des cotations similaires. La valeur est augmentée par le fait que ce sont vins qui n’ont jamais quitté le château. Ils n’ont jamais souffert de conditions de transport ou de stockage. Ils se trouvent dans les caveaux sous le château, dans un état satistfaisant d’humidité et de fraîcheur. Et toutes ces bouteilles sont à un bon niveau.
Dans les lots, il y une barrique du château Ducru-Beaucaillou millésimé 2022 estimée entre 45 et 90 000 €. Alors que l’on voit le tonneau de Bordeaux rouge 2023 s’échanger actuellement à moins de 1 000 €, comment expliquer ce grand écart ? Explique-t-il le manque de lisibilité de l’offre des vins de Bordeaux, allant du premier prix aux grands crus classés inabordables pour le commun des mortels ?
C’est une bonne question qu’il faut se poser. Et honnêtement, nous nous la posons. Je vis à la propriété et nous avons des amis dans des régions qui se valorisent aujourd’hui beaucoup moins. C’est un choc de voir les prix affichés sur certains vins de Bordeaux et c’est une émotion de savoir que les gens qui l’ont produit ne le vendent même pas au coût de revient. J’en ai conscience, je me sens du même monde. Nous sommes sur une pyramide, il y a des confrères au-dessus de nous qui en ont aussi conscience. C’est une notion d’appartenance sincère. Nous sommes tout à fait solidaires de nos confrères.
Les crus classés ont réussi un beau parcours alors que la consommation changeait. Le vin était encore un aliment dans les années 1960. Je me souviens en pensionnat au collège dans les années 1970, on avait du vin un peu dilué sur la table (mais on ne le buvait pas, il n’était pas bon). Les producteurs de vins aliments ont disparu, les grands crus sont devenus plus exceptionnels grâce aux progrès de la science. Bordeaux atteint des sommet pratiques œnologiques grâce aux Ribéreau-Gayon, Émile Peynaud, Axel Marchal… Nos vins se distinguent dans le monde entier.
Et je crois aussi, pour en avoir parlé avec des banquiers et personnes siégeant dans les instances vitivinicoles, qu’il reste dans toutes les strates du vignoble des gens qui tirent encore leur épingle du jeu. Même dans les AOC les plus modestes. Il y a encore de l’espoir pour ceux qui font de la qualité et ont la chance d’avoir de bons contacts sur les marchés. Nous sommes sur une révolution, pas que dans le vin. Et il n’y a pas que Bordeaux qui souffre.
Dans le vignoble girondin on voit souvent les grands crus comme une locomotive qui a lâché le wagon des petits vignerons…
Les moments de consommation sont totalement différents entre les deux. Mais il faut se pencher sur le socle de la pyramide. S’il se fissure, c’est dangereux pour le haut de gamme. Si tout d’un coup il n’y avait plus de structure de distribution pour les bordeaux standards d’entrée de gamme, beaucoup d’acteurs n’aurot plus intérêt à avoir d’acheteurs spécifiques à Bordeaux. Ou même une filiale de négoce comme Carrefour pour faire leurs acquisitions. Et alors, par où passeront nos vins ? Si la chaîne aujourd’hui n’est plus viable, elle va se casser et les autres vins ne pourront plus profiter de logistique mise en commun.
Les grands crus classés sont-ils épargnés par la crise actuelle des vins de Bordeaux ? En termes d’image, de déconsommation et d’inflation, alors que le portage des stocks inquiète le négoce avant les primeurs 2023…
On est sur une période d’observation et d’adaptation. Beaucoup des acteurs du monde du vin ont arrêté ou réduit leurs achats de manière drastique, pour s’adapter à ces nouvelles conditions économiques de stockage. Avant stocker ne coûtait rien, c’était formidable, mais quand il coûte 5 à 6 %... Les acteurs réduisent leur stock, c’est l’enjeu à court terme avant le changement des modes de consommation qui est à moyen terme pour recruter de nouveaux consommateurs. Nous avons de nouveaux concurrents, plus seulement le vin, mais aussi des cocktails, du sans alcool… Et bien évidemment, nous subissons les chocs internationaux : la Chine qui était un pays porteur de tant de promesse souffre actuellement. La Russie je n’en parle pas, l’Ukraine non plus.
À court terme, il faut satisfaire la consommation qui va devoir reprendre après 9 mois où les marchés sont à l’arrêt. On peut être optimiste. Tout l’enjeu est d’intéresser les consommateurs. Le millésime 2023 est une belle année, un millésime sérieux de très belle qualité. Nos vins se situent haut dans la hiérarchie des derniers millésimes. Il va falloir faire la promotion de ce vin. Nous pouvons garder confiance. Il faut que les gens aient de bonnes raisons d’acheter : que la qualité soit excellente, que les prix soient les bons et que les conditions financières de paiement soient satisfaisantes. Ce sont les trois éléments sur lesquels nous allons nous pencher.
Pour la vente aux enchères, vous réalisez une tournée de promotion en Amérique du Nord, en Asie et en Europe en mai et juin 2024 : les grands crus doivent-ils être plus présents sur le terrain en soutien aux négociants ? Comme le château d’Yquem qui accompagne la mise en marché de ses nouveaux millésimes sur les marchés ?
Tout à fait. Le château d’Yquem est une très belle réussite à Bordeaux ces dernières années. Ils ont su démontrer leur capacité à rebondir sur e marché difficile des Sauternes. C’est un bel exemple pour raviver la flamme. Aller sur les marchés est l’occasion rêvée d’aller rencontrer un nouveau monde. Notre tournée est organisée par la maison de vente aux enchères Baghera. Ce sont leurs clients essentiellement que nous allons rencontrer. J’ai de rencontrer de nouveaux consommateurs, jeunes et modernes.
Bien plus historique, comment voyez-vous le système de la place de Bordeaux ? Le système des courtiers et des négoces est-il encore pertinent quand il semble que chaque année la partition soit la même : le négoce demande des baisses de prix pour séduire les acheteurs et les propriété ne veulent pas dévaluer leur travail ?
Effectivement, on n’a jamais vu un négociant demander d’augmenter les prix. Mais je trouve que cette place de Bordeaux a quelque chose d’éminemment naturel. Sa souplesse fait sa pertinence. Nous avons aujourd’hui 1 200 clients de Ducru-Beaucaillou dans le monde (des acheteurs de première main derrière le négoce). De temps en temps il peut y avoir des problèmes, des frottements, mais ce n’est pas un hasard si elle est encore là. C’est un système organique, qui doit sans doute évoluer.
Pour les courtiers, ils sont aujourd’hui en action. Ils peuvent paraître vieux jeu, mais je vois des jeunes, qui ont fait l’Agro Paris/Montpellier/Toulouse. Il y a du jus de cerveau dans le négoce et le courtage ! On peut être optimiste.