ommencée fin octobre 2023 dans le Tarn, l’opération « On marche sur la tête » exprime le ras-le-bol de milliers d’agriculteurs. Du jour au lendemain, les automobilistes ont découvert des dizaines de panneaux marquant l’entrée de villes ou de villages, la tête à l’envers, un peu partout en France. À la manœuvre, de nuit, des adhérents des Jeunes Agriculteurs et de la FNSEA ont retourné ces panneaux. Ces deux syndicats dénoncent pêle-mêle la hausse des coûts de production, les incohérences, lourdeurs et changements incessants des normes et réglementations qui pèsent sur l’agriculture. Dernières opérations en date, les manifestations qu’ils ont organisées le 16 janvier à Toulouse et à Avignon, suivies du blocage des autoroutes autour de Toulouse.
Si la viticulture n’est pas en première ligne, elle est bel et bien concernée par l’accumulation et l’instabilité des normes. « La France joue la surenchère en voulant laver plus blanc que blanc, mais elle importe des vins qui ne sont pas soumis aux mêmes exigences, dénonce Fabien Mariscal, président des Jeunes Agriculteurs de l’Aude, coopérateur et cogérant avec ses parents du Gaec des 2 Versants, une exploitation de 60 ha à Douzens, dans l’Aude. Aujourd’hui, les viticulteurs passent autant de temps à se former aux nouvelles normes qu’à produire. »
De retour de la manifestation de Toulouse, le 16 janvier, il déplore qu'« il n’y ait eu aucune annonce concrète. On n’est pas entendu, comme d’habitude ». Sur son exploitation, il se heurte à un casse-tête. Ses vignes sont réparties sur deux secteurs, à Douzens et à Lagrasse, éloignés d’une trentaine de kilomètres. À Douzens, deux ou trois de ses parcelles touchent le fleuve Aude. À Lagrasse, il en a bien plus. « C’est une zone de montagne, il y a plein de cours d’eau, dit-il. Je suis impacté à de multiples endroits par la règlementation sur les ZNT cours d’eau. Du coup, c’est une véritable prise de tête d’établir un plan de traitement qui colle à la réglementation. Avec mes parents, nous y consacrons une semaine de réflexion en morte-saison. »
Dès qu’il le peut, pour ses parcelles qui ne touchent pas de rivière, Fabien Mariscal prend des produits avec une ZNT de 20 m, ceux dotés d’une ZNT de 5 m étant soit plus chers, soit moins efficaces. Outre le temps passé à bâtir ses programmes, ce viticulteur déplore leur surcoût et la difficulté de les mettre en œuvre. « Habituellement, je remplis un pulvérisateur pour 8 ha, explique-t-il. Il arrive que je le remplisse de produits avec une ZNT de 5 m, bien que je n’aie pas plus de 4 ha à traiter en bordure de rivière. Car préparer deux demi-pulvérisateurs, en ajoutant les allers et retours au domaine, c’est trop contraignant. »
Autre règlementation qui pose problème : celle sur la protection des riverains. Depuis 2022, les produits phytosanitaires nouvellement homologués ou réhomologués se voient attribuer une DSPPR (distance de sécurité vis-à-vis des personnes présentes et des résidents) en lieu et place de la DSR (Distance de sécurité riverain). Un changement qui correspond à un durcissement et une complication des règles et qui introduit de la confusion. En effet, la DSPPR est incompressible et fixée au minimum à dix mètres quand la DSR peut être réduite dès lors qu’on emploie des pulvérisateurs homologués antidérive. De plus la DSPPR s’applique à tous les lieux susceptibles d’être habités… qu’ils soient occupés ou non, ainsi qu’aux chemins dès lors qu’un promeneur s’y trouve au moment du traitement.
Ces DSPPR se mettent progressivement en place, si bien qu’il existe plusieurs produits basés sur les mêmes matières actives dont certains sont soumis à une telle distance de sécurité quand d’autres n’en ont pas. Comme Vitisan et Armicarb, deux fongicides à base d’hydrogénocarbonate de potassium. Ou Lucifère et Microthiol, deux soufres mouillables. Les mêmes incohérences existent pour la ZNT arthropodes : en vertu de cette disposition, certains soufres sont interdits d’emploi à moins de 5 m des haies, des fossés ou des prairies, pour protéger ces petites bêtes, quand d’autres ne souffrent d’aucune restriction.
Avant chaque traitement, les vignerons ont également pour obligation de prévenir les riverains et toute personne susceptible de se trouver à proximité des vignes. Bernard Mille est viticulteur sur 23 ha à Goult, dans le Vaucluse. Ses vignes familiales « sont extrêmement morcelées, ce qui multiplie ces situations de gestion de voisinage », déplore-t-il.
À Villeveyrac, dans l’Hérault, Maxime Vigroux a simplifié la question. « J’ai acheté la maison qui se trouve aux abords de mes vignes et je m’y suis installé !, indique ce coopérateur de la cave de l’Ormarine, gérant de l’EARL Valfleuri, une exploitation de 37 ha, à Pinet. Je n’ai plus personne à prévenir avant de traiter. Mais bien que je sois le seul riverain de mes vignes, je n’ai pas le droit de déroger au respect de la distance de sécurité entre mon habitation et mes vignes. »
Et comme son village est classé en zone vulnérable, Maxime Vigroux est aussi largement concerné par la directive nitrates. « 80 % de mon exploitation y est soumise, dit-il. L’apport d’azote est limité à 50 unités/ha et je dois faire une analyse de sol annuelle, en changeant à chaque fois d’îlot et de type de sol. » Mais ce qu’il trouve « ahurissant », c’est qu’il est interdit dans son secteur d’épandre des engrais azotés organiques à moins de 35 m des rivières, alors qu’il est permis d’apporter des engrais azotés minéraux jusqu’à 5 m. Disponible sur internet, une note de quatre pages de la chambre d’agriculture de l’Hérault détaille toute cette règlementation qui s’applique aux cours d’eau… BCAE ! Encore un acronyme dont raffole l’administration. Pour s’y retrouver dans cette autre réglementation des plus complexe, mieux vaut se faire accompagner. Conseil de la chambre d’agriculture de l’Hérault.
S’il n’y avait que les normes et dérives bureaucratiques relatives aux traitements et à la protection de l’environnement, peut-être seraient-elles supportables ! Mais tant s’en faut. Cette dérive touche tous les aspects de la vie professionnelle des vignerons. Olivier Metzinger, gérant du Château Maine Pascaud, 25 ha à Rions, en Gironde, est intarissable sur le sujet. « Vous envoyez une palette de vin en Belgique, vous remplissez un DAE en indiquant le prix, les quantités, le degré, le jour et le mode d’expédition…, relate-t-il. Et à la fin du mois, vous devez renseigner les mêmes informations lorsque vous faites votre déclaration d’échange de biens. La même administration, les douanes, vous demande deux fois les mêmes informations. »
Récemment, il a eu toutes les peines du monde à obtenir le CVI d’une parcelle dont la Safer venait pourtant de lui accorder l’exploitation en fermage. L’exploitant avait rendu cette parcelle à son propriétaire deux ans auparavant et ce dernier, un particulier, n’avait pas accès au CVI. « Les douanes ont refusé de me donner accès aux informations relatives à cette parcelle alors que j’avais un bail de fermage – preuve que j’en étais l’exploitant –, sous prétexte que ces informations étaient confidentielles. Pour les obtenir, il a fallu que je contacte l’ancien exploitant qui, heureusement, avait gardé une photocopie du CVI de cette parcelle. »
En tant que membre du collectif Viti33, Olivier Metzinger reçoit régulièrement des appels de viticulteurs en peine avec l’administration. Dernier exemple en date, une consœur l’a alerté sur les conséquences des nouvelles règles d’établissement du Tesa, en vigueur depuis le premier janvier de cette année, qui lui impose de revoir son logiciel de paie. « Le Tesa n’a plus de simplifié que le nom, peste-t-il. Avant, lorsqu’on établissait un Tesa, les données passaient automatiquement dans la DSN (déclaration sociale nominative). Ce n’est plus le cas. Depuis trente ans, tout le monde rajoute des lignes et des contraintes. C’est comme si vous alourdissiez sans cesse une fusée, soi-disant pour la renforcer pour des raisons de sécurité. À force, elle ne décolle plus de son pas de tir. C’est ce qui arrive à l’agriculture. »
Et il faut non seulement respecter toutes ces normes, mais également le prouver. Afin de ne rien oublier, Benjamin Boillat-Rami se montre méthodique. « Nous sommes deux à effectuer les traitements, explique ce viticulteur, président des Jeunes Agriculteurs de l’Hérault, à la tête d’une exploitation de 30 ha et adhérent de la cave L’Occitane, à Servian. On indique sur papier les parcelles, produits, doses, avant de tout rentrer dans l’ordinateur. Ça nous prend environ deux heures par semaine. » Président des Vignerons indépendants des Pyrénées-Orientales et à la tête du Château Planères, 80 ha à Saint-Jean-de-Laseille, Guy Jaubert dit se soumettre à la gestion administrative, mais y « consacrer un temps malheureusement retiré à la production ». Il pointe notamment du doigt « la déclaration récapitulative mensuelle, reflet du registre de cave auparavant à la charge des Douanes, aujourd’hui dématérialisée et qui échoit aux vignerons indépendants ».
Devant le ras-le-bol exprimé, le gouvernement semble lâcher du lest. Le 21 janvier, Bruno Lemaire, ministre de l’Économie, a demandé aux agriculteurs de lui faire des propositions de simplification. Par quoi commencer ? Pour Fabien Mariscal, ce serait la suppression de la HVE. « C’est trop compliqué de faire des programmes de traitement avec cette certification et elle ne rapporte rien », explique-t-il lorsqu’on l’interroge à brûle-pourpoint. Par quoi la remplacer ? Il ne sait pas. Pour sa part, Guy Jaubert aimerait que le gouvernement revoie sa copie sur le glyphosate en autorisant deux passages par an à dose maximale de 450 g/ha/an, soit le double de la dose actuelle. « Ce serait suffisant pour s’en sortir, indique-t-il. Un seul passage, ce n’est pas efficace et le travail du sol coûte trop cher pour nous. »
Guy Jaubert souhaite aussi une relation simplifiée avec la MSA et « avoir un interlocuteur pour régler rapidement les problèmes. La MSA peut mettre jusqu’à deux à trois ans à rembourser une somme indûment touchée. Par exemple, lorsqu’elle facture à tort des charges patronales sur des saisonniers, alors que nous en sommes exonérés. C’est une erreur qu’elle fait régulièrement ».
Pour Olivier Metzinger, c’est une nouvelle attitude que l’administration et le législateur devraient adopter en se mettant à la place des administrés. « Il faut qu’ils commencent par se dire qu’une nouvelle mesure, ça doit obligatoirement être simple à mettre en œuvre, dit-il. La simplicité d’une démarche, c’est la première chose qu’il faut prendre en compte. » Sera-t-il entendu, comme le reste du monde agricole, d’ailleurs ? Maxime Vigroux n’y croit pas. « Chaque fois qu’on nous a promis des simplifications, c’est des complications que nous avons eues », assure-t-il. Lorsqu’on insiste pour savoir par où commencer la simplification selon lui, il répond : « Supprimer ou du moins alléger tout ce qui est traçabilité : c’est long et ça ne sert à rien, sauf à nous fliquer. »
L’administration se plait à tricoter et détricoter les normes. En l’espace de six mois, l’Inao a rétropédalé sur une réglementation concernant les plants de vignes pour les bios, instituée le 31 juillet 2023. Inaugurée en plein été dernier, cette règle imposait aux bios d’obtenir une dérogation sur la plateforme semences-biologiques.org, s’ils étaient dans l’impossibilité de se fournir en plants de vigne bio, ce qui est presque toujours le cas. Une dérogation qu’ils devaient fournir pour obtenir leur certification. Ce rétropédalage a été obtenu par le syndicat des pépiniéristes, après moult discussions avec l’Inao. « La filière n’a pas besoin de contraintes supplémentaires, explique Guillaume Careil, gérant des pépinières Viaud. De plus, cette plateforme n’était pas opérationnelle. Par exemple, il devenait impossible pour un viticulteur d’imprimer sa dérogation pour plants non biologiques, dès lors qu’un pépiniériste avait proposé des plants bios sur la plateforme. Et ce même s’il n’y en avait déjà plus à vendre. » La dérogation est actée pour une durée d’un an. Possible retricotage à suivre.