e vert passe au rouge. L’estampille AB n’est pas gage de vente pour le vin en vrac de Bordeaux. Au contraire même. « J’ai 100 hectolitres du millésime 2022 à vendre en vrac, un vin hyper qualitatif en AOC Blaye Côtes de Bordeaux. Je n’ai pas une seule proposition… Même indécente à 900 € le tonneau. Je ne trouve pas » constate amèrement Anne-Émilie Rodriguez (château Pinet La Roquette, 9 hectares en bio depuis 2017 à Berson). Ayant développé son domaine sur un modèle 60 % vrac et 40 % bouteille, la vigneronne doit « se dépatouiller » alors que « le vrac permet de payer les charges de la propriété ».
N’ayant pas opté pour la distillation (« on se dit toujours qu’il y a la qualité et qu’on trouvera des acheteurs »), Anne-Émilie Rodriguez n’a pas les réseaux pour embouteiller ces volumes (ni le souhait de mobiliser de la trésorerie pour se payer ces matières sèches). En bio par conviction, la vigneronne bio appelle la force de vente girondine à se mobiliser : « il faut que le négoce évolue dans son travail : qu’on joue tous ensemble. Il va falloir réadapter le modèle. Pourquoi pas avec un prix plancher ? »
« Sans tirer à boulet rouge sur le négoce, beaucoup de négociants se sont aujourd’hui assis sur la rentabilité du très haut de gamme (les grands crus classés), alors que le prêt à porter d’entrée et milieu de gamme est seulement offert quand il y a une demande » analyse Pierre-Henry Cosyns, le président du Syndicat des Vignerons Bio de Nouvelle-Aquitaine (SVBNA). Regrettant la passivité du négoce n’ayant pas développé de marques fortes en bio, le vigneron en côtes de Bourg relativise le poids du vrac pour la filière bio : 20 % des volumes des vins AB seraient vendus non conditionnés, essentiellement pour une vente en Grande Distribution (GD), très touchée par l’inflation.
« Le vin bio est pourtant un développeur de valeur et répond aux enjeux d’avenir sur les questions environnementales. Il y a fort à parier que la viticulture de demain soit bio » plaide Pierre-Henry Cosyns, qui pointe qu’avec 20 % du vignoble bordelais aujourd’hui bio, « il faut que le négoce en profite. La bio n’est plus une anomalie ou une niche. Il faut se donner les moyens de forces commerciales agressives et de marketing conquérant, sinon il y aura un retour en arrière. » Arrêt des conversions et hausse des déconversions sont en effet attendus en Gironde (entre repli commercial et coup de bambou du mildiou cet éprouvant millésime 2023). Alors que les président du SVBNA constate à date que « la crise globale du vin rouge de Bordeaux a aussi contaminé le marché du bio. Pendant une dizaine d’années, nous avons profité d’une bulle spéculative plaçant nos cours presque au coût de production*. Hier, quand on vendait vrac, c’était à perte, aujourd’hui, il n’y a pas de marché, c’est à l’arrêt. »


« Le marché du vin en vrac bio est encore plus atone que celui conventionnel (en rouge, la demande étant dynamique vins blancs secs/moelleux et restant active sur les vins rosés) » rapporte Philippe Hébrard, directeur de la cave de Rauzan (290 adhérents en Entre-deux-Mers pour 3 780 hectares, dont 615 ha en bio en 2023), qui confirme que « si vous comptez sur le marché du vrac pour vendre vos vins bio, rien ne se passera... Même en cassant les prix. Il faut se débrouiller seul en bouteilles. » Ne prévoyant pas de renversement à court-terme de la demande de vrac bio, Philippe Hébrard espère cependant un rétablissement dans le futur, entre raréfaction de l’offre (par effet de la distillation, de l’arrachage, du mildiou 2023…), les perspectives d’attractivité pour la GD (« avec ses prix, Bordeaux est un rempart contre l’inflation en grandes surfaces ») et la prospection à l’exportation : « il y a un an et demi, Bordeaux était encore en sous-production de bio. Il en manquait tellement que personne n’en proposait à l’export et ces marchés n’ont pas pu être créés et alimentés. Désormais nous avons de premiers développements, j’en espère plus à l’avenir. »
Face à un blocage total du marché du vrac, des domaines bio envisagent de réduire leurs surfaces en exploitation. Qu’il s’agisse de la tentation d’arrêter des fermages ou d’arracher une partie de leurs vignes en propre. « Beaucoup de vignerons ont fait leurs vendanges en étant dépités. Ils prennent la décision d’arrêter l’activité avant d’être en défaut de paiement, d’arracher soi-même en gardant la liberté et la valeur de leurs terres » témoigne Jean-Samuel Eynard, le président de la Fédération Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles de Gironde (FDSEA 33). « On voit des parcelles en bon état être bradées, d’autres arrachées pour de la diversification vers d’autres cultures, d’autres saisir une opportunité de reconversion professionnelle…Il faut surtout éviter des drames humains » souligne le vigneron des Côtes de Bourg. Qui n’épargne pas « le négoce qui suit une mauvaise stratégie. Il va y avoir un fort effet de balancier, qui va partir très loin. Les volumes et surfaces vont chuter très vite. »
* : Le référentiel de la Chambre d’Agriculture de Gironde estime à 2 100-2 200 € le coût de production d’un tonneau de vin bio de Bordeaux rouge, pour une parcelle à 4 500 pieds hectares avec un rendement de 45 hl/ha.