Jean-Marie Fabre : Des alertes arrivent aujourd’hui de vignoble dont on n’aurait pas soupçonné des difficultés il y a encore quelques mois, quelques semaines. Les effets de taux de change moins favorables, d’inflation pesant sur les marchés et de coûts des charges touchent vignobles jusque-là sereins, comme Cognac et Chablis. Des nuages obscurcissent des performances jusque-là éclatantes. Ceux qui étaient jusque-là protégés commencent à être plus inquiet. Et ceux qui étaient déjà dans le dur sont encore plus en difficulté. On sentait un poids structurel sur le vignoble de la Gironde et des difficultés conjoncturelles liées aux crises successives (covid, gel, inflation…) sur une grosse partie des vignobles français (hors blancs et pépites). Des tensions fortes sont à prévoir. Le dernier semestre 2023 et le premier semestre 2024 vont être difficiles. Il faudra garder la tête froide pour continuer à développer nos entreprises tout en soutenant le recalibrage de la filière. J’en ai alerté le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, lors de notre entretien [ce mercredi 6 septembre à Paris].
Quel autre message avez-vous porté auprès du ministre ?
L’urgence est aujourd’hui climatique. Dans les Pyrénées-Orientales et les franges littorales de l’Aude et de l’Hérault cela fait 17 mois que l’eau manque. Le vignoble est en début de mortalité, des ceps ne passeront pas l’automne. C’est une catastrophe qui marque le millésime 2023. Le temps est à l’action pour prévenir les aléas, comme le gel et la grêle, et maîtriser l’eau. Il faut un signal pour les départements viticoles de l’Occitanie. Sinon, dans trois ans une partie non négligeable de ce vignoble aura disparu. Et s’il n’y a pas de vignes, d’oliviers et d’amandiers, il n’y aura pas grand-chose qui pourra pousser… Il faut un grand plan d’urgence climatique immédiatement. Le vignoble est en train de lâcher, il ne faut plus des réflexions et des expérimentations, mais des actions rapides.
Quelles seraient les solutions souhaitables dans ce pas de temps très court pour irriguer ces vignobles : la réutilisation d’eaux usées, des retenues collinaires… ?
Quelle que soit l’origine de l’eau, il ne faut pas hésiter ! Il y a eu des évolutions pour la réutilisation des eaux usées, il faut maintenant le déployer concrètement et plus expérimentalement. Les retenues collinaires et bassins d’extension de crues permettent de juguler les excès d’eau pour ne pas revivre les pertes humaines de 1999, 2007 et 2018 dans la zone. On voit passer des millions de mètres cubes d’eau sans pouvoir s’en protéger et en utiliser une partie quand il manquera d’eau. Il faut un signal de soutien direct aux acteurs qui vivent les aléas climatiques.
La vigne n’étant pas une production vivrière, comment justifier son accès à l’eau ?
La vigne n’est pas une source d’alimentation humaine, mais elle a un rôle de protection de la biodiversité et de lutte contre les incendies, tout en participant à une atmosphère plus respirable et humide grâce à l’évapotranspiration. Pour lutter contre le changement climatique, il faut maintenir la vigne en place. Et je passe volontairement sur les questions d’emploi et d’économie de la filière.
Ce que vivent actuellement les vignobles du Sud sera-t-il la future norme climatique pour le vignoble français ?
Regardons ce qui se passe aujourd’hui en Grèce et en Espagne : ce sera la réalité du grand Sud de la France dans trois à cinq ans. Pour la vigne, de telles évolutions climatiques dans cinq à dix ans sont de très court-terme. Soyons un bassin pilote pour faire perdurer la viticulture. J’entends un cri d’alarme et de désespoir dans le Roussillon, la frange littorale de l’Aude et de l’Hérault.
Face à un rendement très faible dans un contexte économique défavorable, le vignoble va rentrer dans une grande précarité. Des allégements de charges sociales sont actés, je demande le dégrèvement de la Taxe sur le Foncier Non Bâti (TFNB) et une aide aval aux entreprises dont les outils de production sont mis en danger par les faibles rendements et le poids des charges incompressibles (à partir des fonds européens de réserve de crise agricole). Et la transformation des Prêts Garantis par l’État en prêts bonifiés est sur le point d’aboutir pour les entreprises le souhaitant (au regard des consommations de minimis). Mieux vaut tard que jamais, même si je regrette le temps qui a été pris administrativement (et que les taux d’intérêt aient augmenté).
Sur le temps long, quelles axes de réflexion stratégique portez-vous pour la filière vin ?
Il faut se positionner sans tabou sur les difficultés de commercialisation des vins rouges. Il y a une demande non réglée à Bordeaux et des nécessités de recalibrage dans les autres grands bassins de production. Il faut poser le débat avec la volonté de tout expertiser : la capacité commerciale, mais aussi l’amortisseur nécessaire aux chocs des aléas climatiques. L’arrachage temporaire avec la replantation différée sont à mettre à œuvre pour permettre de sortir des volumes sans marché, traiter la question sanitaire des friches et laisser une possibilité de replantation s’il y a nécessité. Il faut y travailler sans fermer la porte d’un arrachage définitif si besoin. L’arrachage doit être un fusil à deux coups : arrachage temporaire avec une replantation différée ou un arrachage définitif selon les cas. Le financement venant de budgets dédiés, pour sanctuariser les actions de conquête de parts de marché dans le Plan Stratégique National (PSN).
Il faut aussi être cohérent et se poser la question du 1 % de croissance européenne du vignoble. On ne peut pas vouloir un recalibrage structurel sans laisser libre ces plantations qui contrecarreraient les efforts de restructuration. Cela ne veut pas dire que ceux qui veulent se développer ne le peuvent pas. Il faut gérer le curseur entre ceux qui veulent planter et ceux qui ne le peuvent pas.
Le plan stratégique de la filière devra aussi être dynamique dans son accompagnement des entreprises à l’export. Le plan export dévoilé par le gouvernement fin août est positif avec sa volonté de conquête, son focus sur les TPE et l’idée d’un étendard pour chasser en meute. Le pavillon France reste fort.
Ne déviant pas de sa ligne, Jean-Marie Fabre défend un triptyque politique reposant sur la gestion des aléas climatiques, le soutien aux trésoreries et la conquête de parts de marché. Photo : Vignerons Indépendants de France (Luc Jennepin)