rocédure dure d’être une AOC… Rarissime, la demande individuelle de création d’une appellation occupe autant qu’elle oppose depuis une décennie le château le Puy (en appellation Castillon Côtes de Bordeaux et Francs Côtes de Bordeaux) et les services juridiques de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO). Un dossier relancé par un arrêt du Conseil d’État ce 8 mars dernier, demandant à l’INAO de réparer une erreur de droit et de verser 3 000 euros à la propriété candidate, qui a sans doute investi bien plus en temps et frais judiciaires au vu de la complexité du dossier.
En 2012, la propriété de la famille Amoreau demande à l’INAO la création d’une appellation reconnaissant la spécificité et de la qualité du vin rouge produit sur 6 hectares de son domaine. Une candidature étoffée en 2013*, mais jugée non recevable le 12 février 2015 par la commission permanente des vins AOP de l’INAO, qui se basait sur des rapports d’experts pour relever « l’absence de particularités liées au sol, au climat et à la topographie de la zone délimitée proposée [et] que les caractéristiques du produit, liées au seul itinéraire technique choisi par le producteur, ne permettent pas d’établir qu’elles diffèrent de celles des produits obtenus dans les zones délimitées environnantes ».


Pour la huitième chambre du Conseil d'État, cette décision de l’INAO commet une erreur de droit par excès de zèle en brûlant les étapes entre condition formelle de recevabilité et examen de fond. Allant à l’encontre des jugements du 11 octobre 2017 tribunal administratif de Bordeaux et du 8 septembre 2020 de la cour administrative d'appel de Bordeaux, la plus haute juridiction administrative suit dans son arrêt les conclusions du rapporteur public, Thomas Pez-Lavergne**, qui ce 10 février souhaitait « inciter l’INAO à se livrer à un premier examen au stade de la recevabilité de la demande d’un producteur isolé qui ne soit pas déjà l’examen au fond, un examen moins approfondi que celui qui viendra ensuite [car ces phases] ne sont pas soumises aux mêmes critères » (respectivement l'article 95 du règlement européen n°1308/2013, qui indique « la condition tenant au lien entre le produit et son lieu d’origine, qui est une condition d’octroi examinée lors de l’examen au fond », et l'article 2 du règlement n° 607/2009, qui introduit comme condition de recevabilité les « caractéristiques propres de la zone ou du produit par rapport aux zones environnantes et aux produits qui y sont obtenus »). Au final pour le Conseil d’État, « il y a lieu d'enjoindre à l'INAO de réexaminer la demande de la société JP et P Amoreau dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision, sans qu'il soit besoin d'assortir cette injonction d'une astreinte ».
Devant cet arrêt, l’INAO a relancé la machine. « Nous sommes dans un pays de droit, le Conseil d’État a été saisi et a statué non pas sur le fond, mais sur la forme : la commission permanente ne peut pas statuer à ce stade sur la non-recevabilité. L’INAO respecte l’arrêt du Conseil d’État et a fait repasser le dossier » explique à Vitisphere Christian Paly, qui préside depuis 2012 le comité national des Appellations d'origine relatives aux vins de l’INAO (CNAOV). Sollicité par Vitisphere, l’INAO précise que le « CNAOV du 28 mars 2023 a réexaminé la demande de reconnaissance en AOC "Le Puy" et s’est à ce stade uniquement prononcée sur la recevabilité de la demande ». Actuellement, « une commission d’experts est nommée pour voir si ce dossier est recevable » précise Christian Paly, ajoutant que maintenant, le lien et les spécificités du terroir du Puy font devoir être prouvés.
Ne souhaitant faire aucun commentaire tant que « la justice suit son cours », le château Le Puy s’est déjà beaucoup exprimé sur le sujet via son propriétaire, Jean Pierre Amoreau. Dans son livre, Plus pur que de l’eau (paru aux éditions Fayard en 2019), le représentant de la treizième génération de vignerons à exploiter le château Le Puy explique que sur la commune de « Saint-Cibard, nous avons la chance d'être sur le coteau des Merveilles, avec un calcaire astérie poreux » et un terroir sur « le deuxième point géodésique le plus élevé du département de la Gironde avec 107 mètres d’altitude, surplombant les vignobles de Saint-Émilion et de Pomerol ». Pour lui, « cette topographie particulière bénéficie d'un microclimat qui favorise l'ensoleillement et une meilleure régulation des flux des vents et donc les précipitations », ainsi « l'aire de l'AOC/AOP "le Puy" est unique par son microclimat. Pour la première reconnaissance, nous avons choisi le versant est, où, d'après les anciens, les vins issus de ces deux parcelles ont toujours été très légèrement différents des autres parcelles du château » (dont la cuvée Barthélemy).


En dehors des aspects technique, Jean Pierre Amoreau défend une vision pour le moins rebelle des appellations. « En ce qui nous concerne, nous avons toujours défendu les AOC/AOP et nous continuerons à les défendre malgré elles en espérant que la carte, un jour, redevienne fidèle au territoire » écrit-il, ajoutant qu’« aujourd'hui, la dictature de l'INAO oblige les vignerons à aromatiser leurs vins aux pesticides et aux insecticides en écartant les vins élaborés naturellement dans la libre tradition du bon goût ».
S’il ne met pas d’eau dans son vin, y mettra-t-il une AOC en monopole ? Château Le Puy sera-t-il à Bordeaux ce que la Romanée Conti est à la Bourgogne ou le château Grillet au Vallée du Rhône : sa plus petite et prestigieuse appellation ? Réponse dans les prochaines années… ou décennies ! Le château Le Puy ne reculant pas devant des procédures judiciaires aussi longues qu’incertaines. Il y a trois ans, Jean Pierre Amoreau écrivait que « la reconnaissance n'est pas effective et il faudra probablement attendre le jugement de la Cour Européenne ». Procédure dure d’être une AOC !
* : Une modification de dossier après le rejet de la candidature exprimé par la délibération du 18 décembre 2012 de la commission permanente des vins AOC de l'INAO. Une décision attaquée par Jean Pierre Amoreau devant le Conseil d’État (décision en 2019), après les jugements de 2015 du Tribunal Administratif et de mars 2015 pour la Cour d’Appel.
** : La réadction de Vitisphere remercie monsieur le rapporteur pour avoir donné l’autorisation de citer des extraits de ses conclusions.
Dans son livre, Jean Pierre Amoreau (debout, son fils Pascal étant accroupi) indique que « le "lien au terroir" de l'AOC/AOP "le Puy" est unique, car son lieu est unique, son climat est unique, la patte du vigneron de père en fils est unique : les vins obtenus à partir de vignes ayant un rendement volontairement faible, sans apport d'engrais de synthèse et sans utilisation de molécules de synthèses, c'est-à-dire sans utilisation d'herbicides, désherbants, pesticides ou insecticides. Ils sont vendangés manuellement avec tri à la grappe au moment de la cueillette pour éviter les effets de l'ochratoxine. Ils sont obtenus à partir d'une vendange égrenée à 100 % depuis 1921. Ils sont obtenus à partir d'une fermentation unique en son genre dans la région, dite "par infusion", sans aucun ajout de levure exogène, ni de sucre (chaptalisation), ni d'anhydride sulfureux ou de quelque ajout que ce soit. Ils sont le résultat d'une thermorégulation très ciblée. Ils sont obtenus par un élevage en dynamisation dans des fûts expérimentés selon les cycles de la lune. Ils sont mis en bouteilles sans ajout d'anhydride sulfureux et sans filtration durant une vieille lune. » Photo Château Le Puy (Rodolphe Escher).