a visite débute dans la perplexité : « 500 employés pour 100 hectares », assure Augusto, grand et souriant guide de Casa Valduga Winery à Bento Gonçalves, au sud du Brésil, à la frontière avec l’Uruguay viticole. Avons-nous mal entendu ? Non. Augusto confirme les chiffres. Est-ce parce que la cave achète de grandes quantités de raisins qu’il faut vinifier ? Non. L’explication est tout autre : un grand nombre de salariés sont dédiés à l’Å“notourisme et font de la visite de la cave une expérience hors du commun. « Notre domaine reçoit 220 000 visiteurs par an, dont 80 % viennent du Brésil, les autres d’Argentine, d’Uruguay, du Portugal… », justifie Augusto.
La déambulation se poursuit dans les caves, au son de chants grégoriens. Partout, trônent des portraits des ancêtres depuis la fondation de l’entreprise en 1875 par des immigrants italiens. Ce temple familial est depuis longtemps une destination de voyage : le guide raconte comment la grand-mère Maria Valduga accueillait les visiteurs en leur préparant repas et hébergement. D’autres groupes parcourent les caves avec d’autres guides, visionnent des films sur l’épopée Valduga, se photographient dans les vignes de cabernet-sauvignon près des esplanades prévues pour d’immenses réceptions. Vignes et pelouses sont taillées méticuleusement.
Les groupes sont véhiculés dans des remorques de tracteur aménagées, jusqu’au restaurant Maria Valduga, orné de foudres. Le wifi sans mot de passe est facile d’accès ; tout est fait pour assurer le confort du visiteur qui peut publier sur Instagram ses selfies et ainsi assurer la promotion de la maison.
Le Casa Valduga shop présente la production de sa winery : ses effervescents vieillis de 4 à 36 mois en cave, à partir de 5 € le col, mais aussi des vins tranquilles, notamment un gewurztraminer sec et discret 2022 à 19 €, un cabernet franc 2018 à 6 €, un tannat 2020 à 27 €, des coolers au jus de raisin, du thé pêche, litchis et jasmin sous la marque Casa Madura. Comme dans une maison de famille, d’innombrables photographies et souvenirs sont disposés entre les bouteilles du magasin. Mais Casa Valduga n’est pas seulement un panthéon. L’entreprise se veut moderne et respectueuse de l’environnement. Augusto, notre guide, explique ainsi comment « le domaine irrigue avec l’eau de pluie collectée et expérimente des méthodes de pulvérisation électrostatiques qui réduisent de 50 % la quantité d’eau et de produits phytosanitaires ».
Mille kilomètres plus au nord, à proximité de São Paulo, autre ambiance : Vinicola Goes n’est pas un musée familial, mais plutôt un parc d’attractions. Les cinq caisses enregistreuses alignées dans la boutique de vins impressionnent. « Il y a des week-ends avec 20 000 visiteurs ! En moyenne, de 5 000 à 6 000 par week-end et 250 000 par an. Ici, on vend 5 % des 7 millions de bouteilles que l’on produit. » Soit 350 000 bouteilles. Vinicola Goes bénéficie d’un bassin de 30 millions de citadins qui ont soif d’évasion, pour une journée qui se doit d’être bien remplie. Dans ce pays saturé de voitures, où les déplacements sont interminables, bouger pour une demi-journée n’aurait pas de sens. « On veut montrer le vin aux Brésiliens, c’est un peuple qui travaille dur et s’amuse fort. On va construire un hôtel », annonce Claudio Goes, quatrième génération, qui a développé la vigne dès 1995. Goes – qui reste une entreprise familiale – privilégie les balades en remorque de tracteur commentées au micro (16 €). À la saison des vendanges, les visiteurs peuvent vivre une « expérience » de cueillette ludique et presser les raisins avec les pieds au son d’une tarentelle endiablée – hommage à la musique italienne. L’entreprise emploie 250 personnes, dont 120 pour accueillir les visiteurs : guides, chauffeurs, mais aussi le personnel des trois restaurants, des deux cafétérias, de la boutique de glaces. « Il n’y a pas que le vin, la culture du café brésilien est aussi présentée pour intéresser le visiteur. »
Lucas Foppa et Ricardo Ambrosi, deux étudiants sans vignes ni famille vinicole ont également misé sur l’Å“notourisme dès qu’ils se sont installés. Une stratégie qui leur permet de vendre des bouteilles jusqu’à 60 €. D’entrée de jeu, ils ont aménagé un magasin luxueux et une salle de réception-restaurant avec un jeune chef aux fourneaux. Un écrin dans lequel Lucas aime raconter aux visiteurs admiratifs cette start-up du vin : « On s’est rencontrés à l’école d’Å“nologie de Bento Gonçalves. On est la génération zéro, sans investisseurs ni aides familiales : ma mère est prof de langues et j’ai étudié le portugais, l’espagnol, le français, l’anglais. » Une expertise linguistique indéniable, précieuse à ce jeune homme de 26 ans pour communiquer avec les touristes. « En 2017, on a acheté cinq caisses de marselan et produit 60 bouteilles de vin, à la main, dans la cave de Ricardo. Ensuite, on a acheté 600 kg de cabernet-sauvignon et produit 300 bouteilles. On a créé une étiquette nous-mêmes, sur laquelle on a tout écrit. Après un voyage dans la Napa Valley [Californie, USA], on a découvert un groupe WhatsApp qui voulait connaître de nouveaux vins. À 10 € la bouteille, on a tout vendu en deux heures ! »
Alors qu’ils travaillent chez Moët Hennessy et Chandon, en plein Covid, ils poursuivent leurs propres vinifications. Sur Google Maps, ils dénichent un magasin de marbres inutilisés. Ils l’équipent d’une bonne isolation et le refroidissent grâce à l’énergie solaire. « On est autonomes en énergie. » Ils pressent et embouteillent pour d’autres wineries, « ce qui paie notre coût de base. On n’a donc pas besoin de faire du vin bon marché. Nous sortons 60 000 bouteilles par an et 20 styles de vins, donc des petites séries et notre objectif est de 100 000 cols. On ne se paie pas encore, c’est un investissement à long terme. Je voudrais vinifier dans le monde entier, et même les hybrides ! » Ils n’ont toujours pas acheté de vignes, mais continuent d’investir dans l’Å“notourisme…
Au Brésil, la consommation moyenne de vin est faible : 2,5 l de vin par an et par habitant. Mais l’intérêt pour le vin s’accroît depuis la pandémie. « Les Brésiliens découvrent le vin, et pour cela l’effervescent est une bonne approche », assure Lucas Foppa. Ils sont fiers de leurs bouteilles chics et classiques, d’allure champenoise, à partir de 5 €. Actuellement, 80 % des effervescents consommés au Brésil sont brésiliens. Pour les vins tranquilles, l’importation (80 %) reste la règle. Les bulles sont une longue tradition au Brésil, avec un premier vin effervescent primé à un concours en 1913. Les petites entreprises utilisent la méthode traditionnelle, les grandes investissent dans des cuves closes pour la méthode Charmat et proposent, en haut de gamme, le « long Charmat », avec 25 à 30 jours de seconde fermentation et un séjour de 3 à 12 mois en cuve avec les levures. « Il y a eu des consultants de Champagne, remplacés par ceux d’Argentine et du Chili », raconte Mauricio Roloff, directeur de l’association des sommeliers du Brésil. Désormais, Pinto bandeira est une appellation d’origine géographique du Rio Grande do Sul consacrée aux effervescents. Bien sûr, les raisins sont récoltés un peu plus tôt, le chardonnay en janvier, en plein été. Mais que les vignerons de la planète ne s’inquiètent pas : contrairement au soja, volailles et sucre que le Brésil produit pour les exporter, le vin est presque intégralement bu sur place.