u haut de sa stature imposante, Paul Siguqa contemple ses terres encadrées par les montagnes de Franschhoek. Son domaine, Klein Goederust (petit repos) a quelque chose d’unique : on ne trouve pas d’autre vignoble appartenant à un propriétaire noir dans cette localité à l’est du Cap, où les Huguenots ont commencé à faire pousser la vigne à la fin du XVIIe siècle.
C’est en 2019 qu’il acquiert ce domaine de 10 ha à l’entrée de la ville. « Nous avons économisé quinze ans pour nous offrir cette ferme, se souvient-il. Elle était en ruine mais bien située. Il a fallu beaucoup d’efforts pour la restaurer. » Ses toutes premières vendanges ont eu lieu début 2024. Un accomplissement qui a un goût de revanche pour cet homme de 43 ans, dont la mère était une ouvrière agricole chargée de surveiller la production de Méthode Cap Classique (MCC), l’équivalent local du champagne.
« Avant, les vignerons noirs étaient ouvriers agricoles et leurs enfants étaient élevés pour leur succéder, rappelle Paul Siguqa. Ils étaient payés en partie en argent, en partie en vin. Cela a créé une société d’alcooliques, et beaucoup de syndromes d’alcoolisme fœtal. »
Paul Siguqa a découvert le vin étant jeune, alors qu’il servait dans la boutique d’un domaine. Puis il a changé de voie avant d’acheter Klein Goederust. Il produit déjà près de 35 000 bouteilles par an, achetant du raisin à des cultivateurs. Son produit phare est le Nomaroma, un MCC frais au goût brioché qui porte le nom de sa mère.
Mais ce propriétaire reste une exception. Bien que les communautés noires représentent près de 80 % de la population, elles détiennent moins de 1,5 % des vignes. Un héritage de l’ancien régime ségrégationniste qui concerne toute l’agriculture. Alors beaucoup produisent leur vin sans terre ni chai. À l’image de Nondumiso Pikashe, qui a créé Sesfikile (« nous sommes arrivés » en zoulou), une gamme de cinq vins qu’un domaine vinifie pour elle.
« Il y a eu des résistances au début car je n’appartenais pas au milieu, reconnaît cette ancienne enseignante. Lorsque les gens goûtaient un sauvignon blanc, je les entendais dire : “il a des touches vertes, herbacées, un petit goût d’asperges”. Mais moi, à 39 ans, je n’avais jamais entendu parler de l’asperge. J’ai grandi en mangeant du chou ou de la citrouille si on avait de la chance. Les populations noires peuvent partir avec ce genre de désavantages. »
Aujourd’hui, elle produit près de 50 000 bouteilles par an, notamment un assemblage de chenin blanc et de roussanne, léger et facile à boire. À 57 ans, Nondumiso Pikashe cherche à acquérir un bout de terrain afin de développer l’œnotourisme.
De son côté, à 33 ans, Rudger van Wyk fait partie de la nouvelle garde. Il est en charge de la vinification pour le domaine Doohlof et observe le secteur changer : « Cela apporte une nouvelle dimension à une exploitation viticole que des personnes de couleur, hommes ou femmes, y développent des vins. »
Sans terre ni chai lui non plus, ce jeune vigneron lance une gamme sous le nom de New Dawn en utilisant les installations de son employeur, sur son temps libre, et en achetant des raisins à des cultivateurs. Ses premières cuvées sont encore en élevage, un « chenin blanc issu de vignes anciennes, style Bourgogne, avec beaucoup de textures » ainsi qu’un « assemblage de syrah, grenache, carignan et cinsault pour le vin rouge ».
Rudger van Wyk n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il a déjà créé les vins Kara-Tara, également sur son temps libre, lorsqu’il était œnologue au domaine Stark-Condé. Malgré son expérience, il devra se battre pour imposer sa marque. « Lors de ma dernière année d’études, j’ai pris conscience à quel point l’industrie du vin est dominée par les vignerons blancs, explique-t-il. J’étudiais avec des enfants de la 6e ou 7e génération de vignerons, prêts à retourner au sein de la propriété familiale. Ils avaient beaucoup plus de connaissances que moi. J’ai compris que je devrais travailler encore plus pour réussir. »
Les vignerons noirs, comme l’ensemble des petits producteurs, sont aussi confrontés aux difficultés d’accès au marché local, et ils souffrent des stéréotypes négatifs associés à leurs vins. Ils finissent bien souvent par se tourner vers l’international, comme Rudger van Wyk qui a conclu un partenariat avec un importateur aux États-Unis.
Afin de changer les idées reçues, SA Wines, l’organisme sud-africain qui chapeaute le secteur, a conçu The Wine Arc, un bar à vins en banlieue de Stellenbosch qui ne propose que des bouteilles de vignerons noirs, et met à la disposition de ces producteurs des aides à la commercialisation.
« Beaucoup de nouvelles marques de personnes ayant étudié l’œnologie font leur apparition, se réjouit Phil Bowes, chargé de la transformation de l’industrie vinicole chez SA Wines. Ces vins impressionnent les clients et changent le regard du marché. » Les efforts de ces pionniers commencent à porter leurs fruits. Ils écrivent, peu à peu, leur page dans l’histoire viticole sud-africaine.
Depuis près de dix ans, la Pinotage Youth Development Academy forme des jeunes des townships et des milieux défavorisés aux métiers de la viticulture. Cette école est située à l’est de la ville du Cap et encadre chaque année une cinquantaine d’étudiants qui n’ont pas eu les moyens de poursuivre leurs études après le secondaire. Y sont enseignés tous les métiers autour du vin, afin que ce monde leur devienne accessible. Et en guise d’exercice pratique pour ses élèves, l’Académie vinifie la cuvée Ulutsha (« les jeunes » en langue xhosa), un pinotage, avec un domaine local. L’académie a déjà formé près de 500 étudiants aux métiers du vin et propose aussi des formations pour l’agriculture et le tourisme.