e jugement du tribunal de commerce de Bordeaux condamnant ce 22 février deux négociants pour prix abusivement bas gèle une partie des affaires de vins en vrac : existe-t-il une insécurité juridique sur les contrats, même encadrés par le courtage ?
Jérôme Prince : Il se dit beaucoup de chose… Et chacun travaille dans son coin. Mais les courtiers ont des choses à dire, car la solution passera par nous ! Je suis un peu en colère : chacun discute dans son coin de faux problèmes. Développons d’abord l’histoire de la loi Egalim. Elle n’était pas faite pour nous, filière vin, elle vient du lait, de la viande, où il y a très peu d’acheteurs. Quand cette loi est sortie, l’idée était de donner la parole au vendeur, pour écouter celui qui est dominé dans la transaction et rééquilibrer la relation. Dans le vin, les courtiers rééquilibrent les discussions (mais ne peuvent pas rééquilibrer le marché). Les courtiers faisant 70 à 80 % des transactions de vin, nous avons travaillé avec le CNIV (Comité National des Interprofessions de Vins à Appellation d'Origine et à Indication Géographique) pour interpeler le ministère de l’Agriculture afin de changer la loi pour intégrer notre intervention.
Nous avons reçu en 2020 une lettre de réponse de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, et de Didier Guillaume, alors ministre de l’Agriculture, qui répondent que quand un courtier est mandaté par le vendeur (il l’est en réalité deux parties), il « ne fait pas obstacle Egalim et les fraudes en sont averties ». Cette lettre nous dit qu’il ne peut pas y avoir de problème quand un courtier intervient. Ce n’est pas un sujet pour Egalim. Mon problème par rapport à ce procès est que cette lettre n’a jamais été donnée au juge.
Même avec une lettre de ministres, les tribunaux restent souverains dans leur pouvoir d’appréciation de la loi…
Bien sûr, ce sont les juges qui déterminent l’application de la loi. Mais si la juridiction avait eu la lettre des ministres ayant fait cette loi, elle aurait eu une autre indication. Mais quand on ne sait que le courtier porte un mandat d’intérêt commun et a le pouvoir de signer seul, on s’interroge autrement sur la manière dont ça s’est passé. Le courtier porteur de l’offre préalable n’a pas été traité. Notre profession réglementée le permet, nous apportons une sécurisation juridique des contrats. La Commission Européenne l’a reconnu en validant nos formations.
Les juges n’ont pas entendu la voix du courtier, alors que ça fait 70 ans de jurisprudence de la Cour de Cassation que l’on dit que le courtier rend la vente parfaite. Par la seule confirmation de l’achat, sa signature rend le contrat parfait : ça n’est pas rien. Ce n’est pas moi qui le dis mais la Cour de Cassation. Il y a eu un problème d’incompréhension, le jugement écarte le courtier par défaut d’information.
Vous êtes vous-même président du tribunal de Commerce de Dijon et l’on entend des critiques, à Bordeaux et ailleurs, sur un jugement du 22 février à Bordeaux qui serait politique, typique d’une juridiction locale et non professionnelle… Qu’en pensez-vous ?
C’est complétement faux. Il faut arrêter de dire que le tribunal de Commerce ceci ou cela, souvent c’est pour dédouaner celui a qui a été condamné. En tant que président de tribunal de Commerce, je ne critique et commente pas une décision de justice. On sent très bien dans le jugement qui a été rendu qu’il y a un défaut d’information. Le courtier est écarté, alors que son rôle est crucial. Il faut rappeler que le jugement du tribunal de Commerce ne peut répondre qu’aux arguments avancés par les parties. Il ne peut pas en chercher d’autres, il ne peut pas extrapoler des moyens juridiques qui ne sont pas soulevés. Aucune partie n’a utilisé la lettre des ministres.
L’appel va surement pouvoir recevoir tous ces éléments. La Fédération Nationale des Courtiers en Vins et Spiritueux décide que, si elle a la sensation que l’on ne va pas parler de notre rôle aux conseillers de la Cour d’Appel, elle se réserve le droit de requérir une intervention volontaire à tout moment (cette procédure ressemblant à celle de partie civile n’étant pas liée à un délai). Nous allons mandater un professeur en droit et un cabinet d’avocats pour sécuriser la confirmation de nos contrats (peut-être par des bordereaux d’échantillon, avec le courtier qui portera l’offre préalable pour trouver une solution et rassurer tout le monde). Notre base, c’est la jurisprudence historique
En termes de jurisprudence, les deux négociants bordelais faisant appel de la condamnation du 22 février, comment relancer les transactions avant un nouveau jugement ?
Arrêtons de paniquer, le métier de courtier n’est pas fini. Nous défendons le négoce et la production. Je rappelle que l’on voit des offres meurtrières, qui ne sont souvent pas portées par des courtiers. Quand un courtier reçoit des propositions de prix de dingues, il ne prend pas l’échantillon quand le prix est indécent. Que ce soit trop bas ou trop haut (en Bourgogne nous avons Egalim à l’envers). Un appel, c’est dans deux ans (c’est le délai moyen que je vois à Dijon). Dans l’attente, tout le monde panique et les politiques s’en mêlent. À l’heure de la simplification demandée par tout le monde, on se retrouverait à créer des formulaires pour que tout le monde essaie de se couvrir par rapport à une décision de première instance qui n’est pas définitive.
Il faut calmer tout le monde. Ce n’est pas Egalim qui va rétablir équilibre entre l’offre et la demande ! C’est très français de vouloir rétablir un équilibre entre offre et demande par la loi, mais on n’est pas dans un kolkhoze. Il est impossible donner un prix de revient pour la production de vin à cause des paramètres (densité, prix du foncier…). Un prix minimum risque de baisser les prix pour tout le monde, ce ne serait pas efficace d’être en économie dirigée. Et si ça ne marche pas à Bordeaux ou en Côtes-du-Rhône, c’est qu’il y a trop de vin. Il faut rééquilibrer l’offre la demande, rendre le vin plus sexy. C’est son profil qui explique le succès de la Bourgogne.
Mais le problème n’est-il pas que l’insécurité des transactions naît d’un prix d’achat inférieur à celui du coût de production ? Pourquoi les courtiers ne seraient-ils pas favorables à une réforme d’Egalim mettant en place la marche en avant des prix pour les vins le nécessitant ?
Mais comment prouver un coût de production ? Le jugement du tribunal de Commerce dit très bien que le vendeur est incapable de prouver ses coûts de production. C’est pour ça qu’il va chercher des mercuriales. On voit tous les jours au tribunal des opérateurs économiques incapable de calculer leurs coûts de production. Dans le vin on le voit même en bouteilles. Si l’on veut imposer un prix, on risque de créer une usine à gaz qui fasse sortir les produits du marché. Plus d’achats et plus de transaction !
Je veux bien parler de tout ça, mais l’essentiel n’est pas là. L’urgence c’est de rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande. Il faut trouver un mix entre baisser la production, soutenir les prix d’achat par le négoce et évacuer les offres sauvages… Il y a un avenir pour les vins de Bordeaux bien produits à un bon prix : il y a de la marge pour progresser.
Les courtiers dont vous portez la voix semblent remontés… Vous craignez que le bébé soit jeté avec l’eau du bain ?
Nous sommes un peu énervés. Il faut que l’on entende la voix des courtiers, nous sommes là pour défendre la production et le négoce. Quand les deux me critiquent, je me dis que je suis bien à ma place. Tout le monde est unanime pour dire que le prix minimum n’est pas la solution. On ne peut pas forcer les gens à acheter à un prix donné. L’enjeu est de lisser l’offre et la demande, c’est le travail de l’interprofession.
Comment voyez-vous le moral actuel du vignoble français ? A Bordeaux, en Languedoc et en vallée du Rhône il semble que la morosité gagne de nouveaux degrés, dans les régions jusque-là épargnées de Bourgogne, de Provence, de Cognac et de Champagne il semble que les signaux virent à l’orange vif…
Pour différentes raisons. La Champagne est très sereine, elle est premiumisée avec des prix hauts, il n’y a pas de trop de soucis malgré un ralentissement du marché. La Bourgogne sait qu’elle est montée haut avec un peu de spéculation comme il n’y avait pas de vin en 2021 que les viticulteurs ont été dévalisés en 2022 comme ils étaient moins chers que le négoce. Aujourd’hui, le degré d’acceptation des prix de Bourgogne par le marché a baissé, il ne veut plus acheter n’importe quoi à n’importe quel prix : il y a du stock dans le monde et une peur de l’avenir. La machine est un peu grippée, c’est un petit warning : attention, ça peut aller vite. Mais ce n’est pas plus mal, on retrouve des conditions normales de disponibilité. Dans le Beaujolais, ça va bien même si ça pourrait aller mieux, ils ont bien reconstruit leurs marchés. Il y a de l’inquiétude à Cognac avec les craintes de taxes en Chine et les États-Unis n’absorbent plus autant avec les incertitudes d’une année d’élection présidentielle… Dans cette situation, il peut y avoir une crainte de vins blancs qui ne soient pas absorbés et déstabilisent les marchés. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. La Provence s’est largement calmée avec le recul du marché américain, du coup il y a du vin, ce qui demande une gestion différente pour le rosé. A Bordeaux, en Languedoc et en Côtes-du-Rhône la situation est compliquée. Ce n’est pas une question de prix, mais de produit et de marché. Dans le val de Loire ça va, plus durement sur les rouges que les blancs.
Globalement, c’est morose, mais ce n’est pas une première. Il y a de l’inquiétude et surtout un manque de visibilité de l’avenir. Avec des taux d’intérêt à 5 % et plus à 0,5 %, ce n’est pas la même chose de financer un stock. Et Egalim en rajoute une couche dans les vignobles en difficulté. Tout le monde se demande où l’on va, mais on n’a pas besoin de ça. C’est à la charge des régions de prendre en charge leur restructuration et de l’assumer. C’est normal qu’il y ait de l’inquiétude, mais pas qu’il y ait une polémique sur le prix fixé. Ce n’est pas en imposant des prix minimums que l’on va régler le problème.