e n’est plus la fête, mais ce n’est pas encore la gueule de bois pour la place de Bordeaux. Si les signaux sont optimistes pour la semaine des primeurs 2023 (avec une affluence de professionnels conséquente attendue du lundi 22 au jeudi 25 avril), les retours sont mitigés sur les deux dernières sorties de premiers grands crus classés en 1855 ayant marqué la place de Bordeaux cette fin mars. À contre-courant des primeurs, ont été mis en marché ce 19 mars le millésime 2017 à 420 € HT du château Latour (famille Pinault, Artémis Domaines) et ce 21 mars à 300 € HT le millésime 2021 du château d’Yquem (famille Arnault, groupe LVMH). Soit des prix stables par rapport aux dernières sorties (2015 pour Latour, qui saute momentanément le millésime 2016*, et 2020 pour Yquem)
Pour Latour, « toutes les allocations sont confirmées à Bordeaux. Le bilan est positif, même s’il est partiel » réagit Jean Garandeau, le directeur commercial d’Artémis Domaines, qui reconnaît des « situations hétérogènes selon les marchés. La période est peut-être plus compliquée selon les canaux de commercialisation, la Chine étant moins dynamique que les États-Unis et la Grande-Bretagne. » Plateforme anglaise suivant le marché secondaire des vins fins, Liv-Ex confirme que « selon les marchands britanniques, Latour fut un succès, et certains des plus grands acteurs de ce marché en particulier ont vendu la totalité de leurs allocations ».
L’agence de conseil stratégique Wine Lister est plus nuancée pour Latour, rapportant que « même si la stratégie de prix n'était en aucun cas polémique, les retours du marché sont mitigés : un vendeur britannique de premier plan rapporte de meilleures ventes que l'année dernière, tandis qu'un autre nous a informé que même si son entreprise pensait que le prix était correct, les consommateurs n'étaient pas aussi réceptifs. » Sur la place de Bordeaux, on entend que si Latour a vendu toutes ses allocation de 2017 en bénéficiant de la volonté de ne pas perdre l’accès, et les allocations, aux futurs millésimes plus recherchés (les 2016, 2018, 2019 et 2020), les ventes sur les marchés ne sont cependant pas à la hauteur.
Sans être un succès éclair, la mise en marché d’Yquem se passe bien : « ce n’est pas l’excitation, mais ça a bien été travaillé en amont » résume un négociant. Yquem est en effet salué pour son initiative d’accompagnement promotionnel de son nouveau millésime sur les marchés, avec un véritable tour du monde de ses équipes, mais les prix proposés sont finalement supérieurs à ce qui est disponible sur le marché avec des millésimes plus cotés.


Pour Wine Lister, « il existe encore une certaine disponibilité du 2020 sur le marché, en dessous de son prix de sortie initial, ainsi que du 2017, avec de meilleurs scores, à peu près au même prix que ce 2021. Alors qu'Yquem a fidélisé à sa marque d’importants collectionneurs de grands vins du monde entier et a enregistré une qualité exceptionnelle en 2021, un négociant britannique nous dit que cela n'avait toujours pas de sens en termes de prix, avec des millésimes meilleurs notés disponibles pour environ le même prix. » Sur la place de Bordeaux, « Yquem est aussi apprécié car les mises en marché des précédents millésimes ont été très bien accueillies et revendues, l’équipe d’Yquem doit être saluée pour sa bienveillance à l’égard de la distribution » pointe un autre négociant.
Alors que de premiers appels à la modération de la propriété dans ses prix des primeurs 2023 émanent du négoce, Latour et Yquem ne peuvent pas être des signes annonciateurs de quoi que ce soit, étant des premiers crus classés sortis du système habituel. Pour Wine Lister, « d'après les résultats exclusifs de notre prochaine étude bordelaise (à paraître sur le site Wine Lister début avril) : les 58 principaux acteurs du commerce international que nous avons récemment interrogés estiment que le millésime 2023 devrait bénéficier en moyenne d'une remise de -30 % sur le prix par rapport 2022 ».


« Il est encore tôt et donc difficile de se prononcer sur le succès de ces sorties et sur la façon dont elles peuvent laisser présager la prochaine campagne en primeur de 2023 » pose Liv-Ex, notant que « les négociants sont assez nerveux quant aux primeurs 2023. Le marché est fragile et ne peut pas absorber des vins trop chers. Le sentiment des professionnels est que les prix doivent baisser, au moins, jusqu'au niveau des 2019 pour réussir une bonne entrée sur le marché. »
* : « Depuis 2013, nous commercialisons les vins après plusieurs années de maturation dans nos caves pour proposer des vins plus prêts à boire, même s’ils ont encore des capacités de vieillissement » pointe Jean Garandeau, qui pointe qu’en 2024 il a été choisi de ne pas suivre l’ordre chronologique en préférant sortir le millésime 2017 au 2016. « En mettant côte à côte 2016 et 2017, on s’aperçoit que 2017 est très charmeur, alors que 2016 est un millésime structuré et racé qui a besoin de plus de temps pour s’assagir. La décision a été prise de les intervertir » explique le directeur commercial, balayant l’idée qu’un millésime 2016 plus coté aurait dû être plus cher, ce qui n’est pas adapté à une période d’inflation : « il y a des arguments pour et contre. Pour certains, dans un marché compliqué ce sont les millésimes exceptionnels qui sont les plus porteurs. Nous avons choisi sur le vin. Le contexte n’a pas guidé le choix. »
"Le marché appréciera sans doute l'effort supplémentaire déployé par l'équipe d'Yquem pour faire déguster ses vins auprès des professionnels internationaux et prendre le temps de raconter l'histoire du millésime. C'est certainement une chose dont les châteaux qui lancent des primeurs devraient s'inspirer, à la fois avant et après les sorties" note Wine Lister. Photo : Alexandre Abellan.