ans le vignoble bordelais, les vignes laissées en friche ne se limitent pas à quelques parcelles éparses… Exemple de propriété fantôme avec les 140 hectares du château Bessan Ségur, cru bourgeois dans le Nord du Médoc (à Blaignan). À l’abandon, les 95 ha de vignes en propre et 40 ha en fermage sont ravagés par un cocktail de mildiou et de black-rot partant en roue libre : les grappes sont ratatinées et asséchées, les feuilles brulées… Et de l’érigéron du Canada prolifère dans les rangs. Un tableau apocalyptique qui pèse directement sur les propriétés voisines, qui faisaient déjà face à une pression mildiou inédite et en voient la virulence exploser. « Bien sûr que l’on a peur du mildiou, mais aussi de la flavescence dorée… » glisse une vigneronne du cru. « C’est un énorme foyer de contamination pour tout le Nord Médoc » s’agace un autre exploitant de la zone, « on est obligé de traiter deux fois plus les bords : c’est marron jusqu’au pied. Ça pullule, c’est l’enfer. Et on ne sait pas à qui s’en prendre ! »
Tout le nœud du problème est là : à qui appartiennent ces vignes ? Propriété de la famille Lacombe, le cru bourgeois a commencé à négocier en 2017 sa cession avec le négoce France Fortress, filiale française depuis 2012 du groupe chinois de distribution Dashang, déjà propriétaire de trois vignobles à Bordeaux (châteaux Vieux Landon dans le Médoc, Lezongars et de Lagorce dans l’Entre-deux-mers). « Sans ligne stratégique, les positions chinoises ont changé faute de ventes suffisantes de leurs vins bordelais et ont voulu faire marche arrière sur leurs engagements d’achat » épingle une source connaissant le dossier, glissant que le « modèle du château Bessan Ségur est ultra-productif, avec une marge au ras des pâquerettes. On comprend le vendeur se soit accroché à l’acheteurs chinois, car il avait peu d’alternatives. Et peu de perspectives de rester classé cru bourgeois avec l'obligation d'engagement environnemental pour le classement 2025 » (les Crus Bourgeois étant renouvelés tous les 5 ans). Alors que France Fortress tentait de se désengager, la famille Lacombe a lancé une action en justice en arguant d’un engagement irrévocable de France Fortress pour 18,4 millions € (après une offre d’acquisition en 2018 et des d’achat en octobre 2019 et janvier 2020). La justice a statué deux fois en ce sens : avec les jugements forçant la vente le 8 septembre 2020 par la septième chambre civile du tribunal judiciaire de Bordeaux et ce 9 mars 2023 par la deuxième chambre civile de la cour d’appel de Bordeaux. Ne baissant pas les bras, France Fortress conteste désormais cette vente en cassation.


Sauf que « l’arrêt est exécutoire de plein droit et le pourvoi n’est pas suspensif » analyse un expert judiciaire, qui souligne que « le fait de ne pas exécuter la décision peut même être un cas de radiation du pourvoi » (le non-entretien du bien conduisant à sa perte de valeur). Depuis le jugement du 9 mars 2023, France Fortress serait donc l’exploitant du domaine. C’est la grille de lecture de maître Louis Lacamp, défense de Rémi Lacombe (gérant jusqu’à présent du château Bessan Ségur, également engagé dans un procès retentissant contre des achats de vin en vrac à bas prix). « L’appel est exécutoire, il n’y a pas de dérogation. Mais le groupe chinois refuse le paiement et l’exécution. C’est l’exemple d’un investissement chinois à Bordeaux qui a capoté » souligne l’avocat parisien, qui assigne en liquidation judiciaire France Fortress devant le tribunal de commerce de Bordeaux pour non-paiement de la vente.
Contactée, la direction de France Fortress répond laconiquement que « nous sommes en train de prendre en charge l'exploitation et sommes très désolés des dommages causés par une gestion antérieure inappropriée ». Ajoutant que « notre entreprise est responsable et a grandement contribué au commerce sino-français ainsi qu'à l'industrie viticole au cours de la dernière décennie », le négoce affirme sa « confiance en notre capacité à rétablir la situation du vignoble de Lacombe et à améliorer notre performance à l'avenir » et annonce qu’« en temps opportun, nous prévoyons d'inviter les médias pour une visite de suivi ».
Dommage pour les vignerons alentour que cette reprise en main n’ait pas été plus précoce, alors que le dossier ressemble toujours à un sac de nœuds pour le reste du vignoble médocain. Car tout « le problème est de savoir qui exploite. Chacun dit être dans son bon droit, ça ne résout pas le problème des voisins qui sont dans la douleur » constate Claude Gaudin, le président du syndicat des vins AOC de Médoc, Haut-Médoc et Listrac-Médoc. Alerté par des voisins, l’Organisme de Défense et de Gestion (ODG) reste démuni : « on est désarmés face à ce genre de situation. Comme on le sera de plus en plus face à des personnes capitulant et laissant leurs vignes partir en friche » prévient Claude Gaudin, qui note cependant des arrachages volontaires : « comme l’aide à la restructuration est passée à 8 ans, certains réduisent la voilure sur les parcelles où ils savent que les exploiter est un non-sens économique. »
Un autre foyer de mildiou est d’ailleurs identifié sur la commune de Blaignan, avec un château racheté par un autre groupe chinois et parti en vrille cette saison. Propriété du groupe Macrolink, le château des Tourelles (48 hectares) ne souhaite pas répondre aux questions sur l'état sanitaire de ses vignes. Il y a eu reprise, mais déprise au final.
Vignes débordées par le mildiou sur la commune de Blaignan ce début août.