Noémie Tanneau : Tout à fait, j’étais en difficulté financière parce que lorsque l’on démarre hors cadre familial, on emprunte pour toute sa vie pour le foncier, on reprend sans stock et j’ai démarré avec deux années à blanc, sans stock. Même si mes ventes démarraient bien grâce à une dynamique commerciale et environnementale qui plaît, je suis parti avec deux années dans le négatif car mes charges sont tellement importantes que j’ai du mal à les couvrir avec mon chiffre d’affaires et mes petits volumes (le gel en 2021, le mildiou en 2023…). Je passe au travers de toutes les aides mises en place par l’État, comme celles bio, qui se calquent sur le modèle de domaines installés depuis plusieurs années et demandent que le chiffre d’affaires soit en décroissance. Ce qui n’est pas mon cas comme je démarre de zéro : forcément, j’ai progressé. Je n’étais pas à l’agonie financière parce que je ne vendais pas. Mes charges sont tellement grandes et mes rendements petits, malgré la croissance de ma jeune entreprise.
J’ai été contacté par le CIVB pour savoir si je souhaitais faire déguster mon vin au roi Charles III à la suite de mon Trophée Bordeaux Engagé. Je me suis dit, c'est une blague ? J’étais hyper contente et ils m’ont laissé le choix du vin à faire goûter. Ma gamme étant importante pour 6 hectares, avec 8 vins, je pensais au départ choisir la cuvée "Prestige", comme c’est le roi et qu’il doit être habitué aux vins avec un élevage. Et en même temps j’avais envie de lui faire goûter ma cuvée "Source", mon premier vin sans sulfite. Ce ne sont pas loin d’être les extrêmes opposés. On est partis sur le 2022, une bouteille sans capsule : ça casse complétement tous les préjugés des gens qui n’ont pas encore compris qu’à Bordeaux on fait des choses différentes. Je n’étais pas à la dégustation, le roi aurait dit qu’il est bon et en aurait pris une deuxième gorgée. Ce qui est dingue, c’est qu’il a juste bu mon vin : il n’a pas levé le verre en disant "c’est le meilleur vin que j’ai bu de la terre entière". C’est fou de se dire qu’une personne peut avoir une telle influence. Je sais très bien que mon vin est aussi bon que ceux de mes copains, mais on m’explique que les gens se disent que si mon vin a été sélectionné, c’est qu’il y a une raison.
Cet engouement s’est-il concentré sur cette cuvée ou sur le reste de votre gamme ?
Surtout sur cette cuvée. Ce qui est très étonnant par rapport à d’habitude, c’est que quand je vends du vin, c’est un effort : on doit convaincre et argumenter. D’habitude je passe une heure et demie à organiser une visite, à faire goûter tous les vins et pour qu’on m’achète deux bouteilles à la fin. Et là on recevait des mails "je veux 6, 12, 24 bouteilles de Source"… Pendant une semaine, à la fois on croulait sous les commandes (principalement de particuliers français) et je me questionnais sur le mode de consommation de notre société (sur l’influence des médias). Je répondais aux mails demandant "le vin du roi" par un bon de commande avec tous nos vins, demandant aux gens d’avoir la curiosité de goûter mes autres vins comme on a des stocks limités (3 000 bouteilles de la cuvée "Source").
Ce n’est pas injuste par rapport à moi mais rapport à nous tous. On fait tous beaucoup d’efforts, on met tous une énergie folle à faire des choses nouvelles, atypiques, folles… Chaque vigneron essaie de se démarquer. Et on peine tellement, tellement à se rendre visible et à ce que l’on nous croit. C’était mon cas juste avant ça. Et le fait qu’il y ait une personnalité qui goûte un vin un peu différent, les gens se disent "c’est vrai, c’est différent". Si à mon niveau je peux aider à tracter un peu le train des vins de Bordeaux en faisant dire qu’à Bordeaux on fait des trucs cools, ça serait super. À Bordeaux, on produit des vins écologiques, on fait les choses bien, même s’il y a encore des efforts à faire.
J’espère que ça va se pérenniser pour l’image des vins de Bordeaux. C’est compliqué dans un contexte où de nombreuses entreprises sont en difficultés, mais je pense qu’il faut vraiment tenir bon pour le collectif de Bordeaux et ne pas céder aux individualismes pour renverser la balance et faire parler de nous positivement. Il y a des jours où ça ne va parce que les vendanges sont défoncées par le mildiou, mais malgré tout je garde le sourire devant chaque client et vais de l’avant alors que je pleurais il y a un instant. La lumière attire la lumière : il faut toujours montrer le meilleur de nous, même quand c’est difficile.
Comment imaginez-vous le futur des vins de Bordeaux ?
Je ne veux pas être une donneuse de leçons. On fait déjà beaucoup. Je vois Bordeaux comme la révélation de l’expression de l’identité de chacun. Pour moi, c’est le travail de chaque vigneron qui le définit. On doit aller vers un travail approfondi sur chacune de nos cuvées pour proposer des choses qui nous ressemblent vraiment. En produisant des vins que l’on aime, on peut répondre aux demandes du consommateur, qui cherche des produits authentiques et voir que quand vous en parlez, vous avez des étoiles dans les yeux. On doit voir si nos vins correspondent à des moments de consommation, sans avoir peur de proposer des cocktails, des canettes… Des choses différentes, sans rester bloqué dans un schéma comme c’est la tradition. J’ai développé 8 vins dans ma gamme pour être présente à tous les moments de consommation : bulles, rosé d’apéritif, rosé gastronomique, rouge d’apéro, rouge pour les plats… Typiquement, la cuvée du roi est faite pour l’apéro. On doit être là où l’on ne nous attend pas : comme avec des rouges sur les desserts.