À chaque fois que l’on va voir un caviste ou un agent, il nous répond qu’il a déjà trop de vins de Bordeaux et n’en veut pas plus. On lui répond que l’on a une autre image de Bordeaux à lui proposer » rapporte le vigneron Édouard le Grix de la Salle, château Grand Verdus (100 hectares de vignes bio à Sadirac), présentant sa gamme élargie à 17 cuvées ce 11 septembre lors de la journée de la Confédération Nationale des producteurs de vins AOC (CNAOC, représentant 65 % du vignoble national). Avec des vins orange, effervescents ou blancs secs en solera pour se distinguer et répondre à différentes occasions de consommation, « on veut sortir de l’ornière du Bordeaux classique. On essaie d’être dans la diversité sans se perdre » résume son frère, Thomas le Grix de la Salle, qui finalise l’élevage d’un blanc d’oxydation à la mode du vin jaune du Jura : « c’est intéressant pour les sommeliers et pousser la porte de restaurants. Ce qui est moins facile quand on arrive avec un Bordeaux Supérieur, il faut le reconnaître. Cela permet de rentrer sur la carte et débloquer le verrou de l’appellation et de la hiérarchie bordelaise. »
« Mais cela ne fait pas de volumes, et nous on en a » ajoute leur père, Antoine le Grix de la Salle. Actuellement, « il faut plus d’énergie pour vendre moins de vin » résume Édouard le Grix de la Salle, dont la propriété vend 70 à 80 % de ses vins à l’export et en direct (sans passer par le négoce et en évitant la grande distribution). Ce « schéma de commercialisation est intéressant, sans passer par le négoce de place, où les propriétés n’ayant qu’un circuit de commercialisation ont des difficultés » relève Jean-Marie Garde, le président de la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB). S’il faudrait idéalement recruter deux commerciaux pour développer les ventes, le château familial du Grand Verdus ne peut prendre le risque d’embaucher dans la situation économique actuelle et préfère jouer la synergie avec des cousins vignerons de Loupiac et Saint-Émilion pour proposer une gamme de vins bio au circuit traditionnel. Que ce soit sur les marchés ou en salons (professionnels et particuliers), « dans les faits, on s’agite beaucoup et nos acheteurs commandent moins, alors qu’il est difficile de trouver de nouveaux clients, cela met plus de temps à transformer en commandes » constate Édouard le Grix de la Salle.


Malgré les tensions, le vigneron reste confiant : « il faut y croire, il y aura un rebond » de la consommation de vin, il faut « patienter et être prêt quand ça repartira » espère le vigneron de l’Entre-deux-Mers, qui reconnaît qu’actuellement sa famille « rame beaucoup » et se dote de « beaucoup de stocks, trois ans et demi au lieu de deux ans, surtout en vins rouges. Ces vins qui ne sont pas sortis, c’est de la trésorerie qui nous manque. » Pour son frère, Thomas le Grix de la Salle, dans la situation actuelle, « il n’y a qu’un maillon qui va crever : la production. Les négociants peuvent diminuer leur activité, la distribution peut acheter ailleurs... On fait crever les vignerons. Nous recevons des proposition d’achat à 500-600 € le tonneau, et par derrière on nous propose encore moins… » Toujours en dessous des coûts de production (estimés par la Chambre d’Agriculture à 1 447 € en vrac pour un domaine conventionnel de 40 ha à 3 300 pieds/hectare pour 50 hl/ha et 2 189 € en bio à 35 hl/ha).
19 000 ha de vignes arrachées dans le Bordelais
Les offres d’achat à prix indécents continueront « tant qu’il y aura un décalage aussi fort entre la production et le besoin des marchés » reconnait Yann Le Goaster, le directeur de la FGVB. « La situation de Bordeaux est difficile. Nous sommes les premiers à avoir parlé d’arrachage [dès décembre 2019 et surtout en juin 2022] » rappelle Jean-Marie Garde, évoquant 19 000 hectares de vignes arrachées à Bordeaux avec les plans régionaux (sanitaires cofinancés par l’État et l’interprofession bordelaise en 2023-2025) et nationaux (définitifs financés par les fonds Ukraine en 2024-2025) : « on partait de 110 000 ha, on arrivera à 85 000 ha cette année, avec des friches. » Sachant que la filière bordelaise demande un nouveau plan d’arrachage primé, le besoin étant estimé entre 3 et 4 000 ha excédentaires à retirer pour rétablir l’équilibre entre offre et demande.


Portée nationalement (avec un volet d’évolution réglementaire européen et un sujet de financement), la nouvelle demande d’arrachage peut sembler contre-intuitives alors que les prévisions de vendange 2025 ne cessent de fondre (-4 millions hl de potentiel de production entre août et septembre). Pointant que les rendements sont très hétérogènes au sein des bassins viticoles, Raphaël Fattier, le directeur de la CNAOC, pointe que la filière reste accablée par des stocks structurellement lourds (« depuis 2023 on traîne un excédent annuel de 4,5 millions d’hectolitres, environ 100 000 ha »), des aléas de marché (10 puis 15 % de taxes Trump aux États-Unis cette année, le poids de l’enquête antidumping sur les cognacs en Chine…), la déconsommation structurelle (sur les jeunes comme les anciennes générations)… Bref, « tout se cumule », ce qui nécessite « de nouvelles mesures structurelles » résume Raphaël Fattier, soulignant l’importance de la réforme actuelle de l’Organisation Commune du Marché vitivinicole (OCM vin) : le paquet vin.
Mettre le paquet vin
Mettant en œuvre des outils de régulation (arrachage donc, mais aussi la possibilité de tomber à 0 % de croissance des surfaces viticoles et l’allongement jusqu’à 13 ans des autorisations de replantation), le paquet vin prévoit aussi des soutiens à la durabilité de la filière (possibilité de cofinancement à 80 % de l’adaptation au changement climatique, soutien à la lutte contre la flavescence dorée avec un financement à 100 %…) et à la conquête de marchés (simplification des aides à l’export et soutien à l’œnotourisme). Sans oublier l’évolution de l’article 172 ter de l’OCM vin pour diffuser un prix d'orientation sur les moûts et vins en vrac AOP et IGP via les interprofessions le désirant (facultatif, le dispositif actuel l’autorisant sur les raisins à partir d'indicateurs de coûts de production). « En dérogeant au droit de la concurrence on peut déjà communiquer sur le prix des moûts et raisins, demain cela sera sur le prix du vin avec le paquet vin, comme dans le Rhône et en Alsace avant des jugements de 2018 et 2020. Nous avons bon espoir qu’il y ait de premières expérimentations pour les vendanges 2026 » rapporte Raphaël Fattier.
Le directeur de la CNAOC se projette aussi sur la réforme de la loi Egalim pour sécuiser le contrat amont et intégrer un tunnel de prix sur les vins, sans oublier le sujet de la contractualisation longue. « Il faut aller plusieurs outils » pour « avoir une rémunération de base permettant permettant à la viticulture de vivre de son métier » trace Raphaël Fattier. « Mais le négoce, suivra-t-il ? » pose Antoine le Grix de la Salle. Nul n’étant épargné par la casse des petits prix, les opérateurs de l’amont et de l’aval sont appelés à faire filière.
* : La CNAOC continue de demander un guichet européen unique pour les droits accises à Bruxelles. « Pour un vigneron alsacien, il est plus facile d’exporter deux palettes à Shanghai que deux cartons en Allemagne, alors qu’ils sont voisins » rapporte Raphaël Fattier, soulevant que « dans un contexte de tensions géopolitiques et de droits de douane, nous devons renforcer le marché unique intérieur en faisant tomber les barrières européennes. »