i les constats scientifiques étaient sans appel, prôner l’abstinence pourrait être une recommandation acceptable, en dépit des conséquences économiques pour le secteur. Or la quasi-intégralité des études sur les effets de la consommation d’alcool sur la santé sont des études observationnelles, affectées par des biais méthodologiques et de publication. Si personne ne cherche à nier les effets dévastateurs de l'abus l'alcool sur la santé, il est en revanche scientifiquement inexact d’affirmer qu’il n’existe pas de niveau de consommation sans danger, car nous sommes en réalité incapables de déterminer s’il en existe un, et cette situation ne devrait pas changer.
On ne le répétera jamais assez, l’abus d’alcool est dangereux pour la santé. La surconsommation d’alcool constitue l’une des principales causes de décès dans le monde. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère que l’abus d’alcool est directement lié à plus de 200 pathologies, sans compter nombre d’accidents, de crimes et de suicides. Au total l’OMS estime à près de 3 millions par an le nombre total de décès prématurés liés à l’abus d’alcool au niveau mondial. C’est plus que le VIH et la tuberculose. Le coût économique est également considérable : l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) estime que l’abus d’alcool réduit chaque année de 1,6 % le PIB mondial.
Les coûts économiques et de santé publique d’une consommation modérée sont moins clairs. D’abord, tous les pays ne s’accordent pas sur la définition d’une consommation modérée. En 2016, seuls 37 des 75 pays passés en revue dans une étude avaient adopté la définition du verre standard. Il s’agit en règle générale de 10 grammes d’éthanol pur, toutes boissons confondues. Mais des divergences existent en fonction des pays et il peut varier de 8 g pour des pays comme l’Islande et l’Irlande à 20 g pour l’Autriche. Il n’existe pas non plus de consensus sur la définition d’une consommation modérée, celle-ci varie de 10 à 42 g d’éthanol par jour pour une femme et de 10 à 56 g par jour pour un homme.
En dépit de ces divergences, depuis de longues années il est considéré qu’une consommation modérée d’alcool peut avoir des effets bénéfiques (sur les maladies cardiovasculaires et les diabètes) ou neutres sur la santé. La consommation modérée de vin est par exemple l’un des piliers du régime méditerranéen, réputé pour ses effets sur la longévité de ceux qui l’ont adoptée. Jusqu'en 2010, les recommandations alimentaires aux américains reconnaissaient les effets protecteurs d’une consommation modérée, avec un impact positif pour limiter la mortalité, toutes causes confondues.
Mais le consensus autour des possibles effets protecteurs pour la santé d’une consommation modérée d'alcool s’effrite. Dès 2015 les recommandations alimentaires aux américains ne faisaient plus mention de possibles effets bénéfiques d’une consommation modérée. Dans une étude publiée dans The Lancet en 2018, Griswold et ses collègues concluaient qu’il n’existe pas de niveau de consommation d’alcool sans répercussion négative sur la santé. Information reprise par le New York Times la même année et de nouveau en janvier 2023 à l'occasion du Dry January (janvier sans alcool). Cette conclusion sans appel influence directement les politiques de santé publique.
L’OMS Europe s’est fixé pour objectif de réduire la consommation moyenne par habitant en Europe de 10 % d’ici à 2025. Elle préconise pour y parvenir différents moyens allant de la taxation, la mise en place d’un prix et d’un âge minimum, l’interdiction de vente durant les grands évènements à la limitation de la publicité. Tandis que le plan cancer du Parlement Européen cible l’abus d’alcool, l’organisation mondiale de la santé cible tous les niveaux de consommation, la consommation modérée y compris. Pour rappel, l'OMS avait établi la limite d’une consommation modérée à deux verres standards de vin par jour, avec au moins deux jours d’abstinence par semaine.
Si les constats scientifiques étaient sans appel, prôner l’abstinence pourrait être une recommandation acceptable, en dépit des conséquences économiques pour le secteur. L’industrie de l’alcool mobilise de nombreux acteurs dans le monde entier : producteurs, distributeurs, hôtellerie-restauration, acteurs du tourisme. Son poids économique n’est pas négligeable : 500 milliards d’euros en 2020 sans compter l’hôtellerie restauration. Mais il n’existe pas à ce jour de consensus scientifique en faveur de l’abstinence (plutôt que de la consommation modérée).
La question de la consommation d’alcool divise les scientifiques. Les conclusions des études sont polarisées entre les effets protecteurs limités d’une consommation modérée et les forts effets négatifs liés à son abus. En outre, les chercheurs sont plus susceptibles de citer d’autres études qui parviennent aux mêmes conclusions. On retrouve une polarisation similaire pour le cannabis (effets positifs limités dans le traitement de certaines pathologies, forts effets négatifs liés à son abus).
La quasi-intégralité des études sur les effets de la consommation d’alcool sur la santé sont des études observationnelles (questionnaire sur des habitudes de consommation) qui ressemblent en tous points à celles menées pour l’alimentation, le tabagisme ou la consommation de drogue. S'il existe bien quelques études longitudinales observationnelles, il serait en effet impossible de mettre en place des études longitudinales avec un groupe témoin (abstinent) et des groupes qui devraient ingérer quotidiennement une certaine quantité d’alcool sur un temps long (20 ou 30 ans), et ce essentiellement pour des raisons logistiques et éthiques.
Les études observationnelles menées sont affectées par un certain nombre de problèmes méthodologiques :
- biais créé par l’omission de variables telles que le tabagisme, l’alimentation, la pratique du sport.
- causalité inverse : l’alcool peut servir de consolation à des personnes dont la santé est déjà détériorée.
- inclusion d’anciens consommateurs (ayant subi un impact sur la santé) dans le groupe des abstinents.
- difficulté des participants à se souvenir d’une consommation passée.
- sous-estimation de la consommation réelle.
- absence de distinction ethnique alors qu’il existe des variants génétiques qui affectent l’exposition à l’alcool.
- application inappropriée de modèles linéaire en lieu et place de modèles non-linéaires (la consommation d’alcool est rarement linéaire).
La publication crée également un biais : il est sept fois plus aisé de publier des résultats statistiquement significatifs que des résultats nuls (non-significatifs) dans les revues scientifiques. Toutes disciplines confondues, les études qui ne présentent pas de résultats significatifs sont souvent rejetées car considérées comme n’apportant pas de résultat. Et ce biais est en augmentation : le ratio entre études ayant un niveau de significativité en dessous de 5 % et celles qui se situent au-dessus est en augmentation.
Biais de publication : Ratio des intervalles de confiance juste au-dessus de la significativité et ceux juste en dessous (Stefano Castriota, Paolo Frumento, Francesco Suppressa)
Ce biais encourage les chercheurs, et notamment en médecine, à forcer les résultats à devenir significatifs, créant des faux positifs et contribuant à biaiser la vision des pouvoirs publics. Pour parer à ce biais de publication, des journaux tels que le Journal of Articles in Support of the Null Hypothesis (Journal des articles défendant l’hypothèse nulle (psychologie)), Journal of Negative Results in BioMedicine (journal des résultats négatifs en biomédecine (médecine)), ou encore en économie : The Series of Unsurprising Results in Economics (SURE) (Séries de résultats attendus) voient le jour, mais leur approche reste très minoritaire.
Le méta-analyses sont très souvent utilisée dans le domaine médical. Elles représentent une proportion importante des articles utilisés par l’OMS. La taille des échantillons permet des estimations plus précises. Mais les méta-analyses ne résolvent pas les problèmes méthodologiques ni les biais de publication évoqués précédemment puisque toutes les études sur lesquelles elles s’appuient sont affectées par ces mêmes problèmes.
Les études sur l’impact des préconisations en termes de santé publique tendent à prouver qu’il est plus efficace de délivrer un message simple. Trop de distinctions (différence et particularités liées au genre, à l’âge, à la consommation au cours ou en dehors des repas) peuvent parasiter le message et nuire à son efficacité. C’est certainement l’une des raisons qui ont poussé l’OMS à faire le choix d’un message court, facile à retenir, ciblé et rationnel. Comme il est impossible de déterminer la limite de consommation inoffensive pour chaque individu, un message simple permet de résoudre le problème : “il n’y a pas de niveau de consommation sans danger”. Si personne ne cherche à nier les effets dévastateurs de l'abus l'alcool sur la santé, il est en revanche scientifiquement inexact d’affirmer qu’il n’existe pas de niveau de consommation sans danger, car nous sommes en réalité incapables de déterminer s’il en existe un, et cette situation ne devrait pas changer. La même prudence, qui aurait dû être de mise par le passé avant d'affirmer que la consommation modérée est bonne pour la santé, devrait également l'être aujourd'hui avant d'affirmer qu'elle est néfaste.
Cet article s'inspire du working paper “How much is too much? A methodological investigation of the literature on alcohol consumption” rédigé par Stefano Castriota, Paolo Frumento et Francesco Suppressa et présenté lors du workshop organisé par Burgundy School of Business le 9 mai 2023.