as touche aux clés de Saint-Pierre ! Ce mardi 16 mai, la première chambre civile du tribunal judiciaire de Bordeaux prononce la nullité de la marque "Coureau & Coureau Petrus Lambertini Major Burdegalensis 1208" (ou "Petrus Lambertini") pour déceptivité et atteinte à la renommée de la marque Petrus, du château éponyme de Pomerol (appartenant à la famille Moueix). Retenant dans son jugement l’existence d’agissements parasitaires au préjudice de la société civile Petrus, la juridiction condamne les propriétaires de la marque Petrus Lambertini à de lourdes amendes au profit de Petrus. Ayant déposé la marque incriminée en décembre 2010, les négociants Jérôme et Stéphane Coureau (ainsi que leur négoce CGM Vins et leur site de vente en ligne Direct Chais) sont condamnés à 500 000 euros de préjudice moral et 680 000 € au titre du bénéfice réalisé. Soit 1,2 million €.
Une condamnation « énorme » soupire maître Éric Agostini, la défense des frères Coureau, de CGM Vins et de Direct Chais, indiquant que ce montant dépasse « ce qui a été gagné avec. On ne commente pas une décision de justice, on la subit. Heureusement, on peut la contester. Nous ne nous en priverons pas ». Devant être formalisée, cette décision d’appel suspendrait la condamnation de première instance* précise l’avocat qui indique aller en toute confiance en appel : « le tribunal a méconnu le principe de l’autorité au civil de la chose jugée au pénal ». Car ce jugement n’est pas le premier dans l’affaire "Petrus Lambertini" opposant Petrus à CGM Vins. Loin de là !
Depuis le dépôt le 2 décembre 2010 de la marque verbale française "Coureau & Coureau Petrus Lambertini Major Burdegalensis 1208" en classe 33, Petrus n’a pas manqué un moyen de s’opposer à ce qu’elle considère être l’utilisation abusive et illégale de sa marque Petrus. Pour les frères Coureau, il s’agit d’une marque faisant référence au premier maire de Bordeaux (Petrus Lambertini, ayant pris ses fonctions en 1208), ne reprenant pas les clés de Saint-Pierre de l’étiquette de Petrus, mais les clés de la ville de Bordeaux (avec notamment des orientations inversées), avec non pas un vin de Pomerol Petrus mais un assemblage de Côtes de Bordeaux (vendu une quinzaine d’euros la bouteille, loin des prix spéculatifs de Petrus). Un ensemble de différences suffisamment marquées pour le directeur de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), qui a validé le dépôt de la marque malgré le recours de Petrus pour risque de confusion.
Ne désarmant pas, la propriété a porté plainte contre X auprès du procureur de la République pour contrefaçon, publicité mensongère et tromperie le 23 décembre 2011. L’action s’est déployée d’une part au pénal, d’abord avec une condamnation de CGM Vins par le tribunal correctionnel de Bordeaux le 11 février 2016 (pour seules pratiques commerciales trompeuses), puis un rejet de cette condamnation par la Cour d’appel de Bordeaux le 3 avril 2018 (avec « une utilisation habile de la marque pour attirer la clientèle »), avant que le pourvoi en cassation de Petrus ne soit rejeté par un arrêt du 12 juin 2019, ce qui a mis un terme à ce volet pénal (la cour de cassation jugeant que l’arrêt d’appel se basait sur le pouvoir souverain d'appréciation des juges du fonds). Mais une procédure civile était lancée en parallèle. Si le 5 septembre 2016 le juge de la mise en état avait ordonné un sursis à statuer comme la procédure pénale passait devant la cour d’appel, Petrus a réactivé ce volet en 2020 (avec une assignation d’intervention forcée de Direct Chais pour sa mise à la vente de bouteilles de Petrus et de Petrus Lambertini).


« Entre le juge pénal et le juge civil, qui tient les clés du paradis ? » s'amuse le professeur Théodore Georgopoulos (Université de Reims). Rappelant le reniement du Christ par Pierre (évangile de Marc), pe lrésident de l’Institut Georges Chappaz note que « la justice civile vient de renier les marques "Petrus Lambertini", malgré l’issue, pourtant victorieuse, du contentieux devant les juridictions pénales il y a quelques années » et que « ce nouveau retentissement de l’affaire "Petrus Lambertini" peut surprendre. » Pour maître Éric Agostini, la cause est entendue : le jugement civil de 2023 ne peut aller à l’encontre du jugement de la cour d’appel de 2018. Sur ce sujet, la première chambre civile de Bordeaux semble estimer que les deux jugements ne s’appuient pas sur le même fond : le jugement pénal ne reposant par exemple pas sur le chef de contrefaçon, mais de pratiques commerciales trompeuses.
Comme l'analyse le professeur Théodore Georgopoulos, « par son arrêt du 16 mai 2023, le tribunal judiciaire de Bordeaux parvient à "déverrouiller" l’autorité de la chose jugée des juridictions pénales, en s’appuyant sur le fait que la condamnation pénale, puis la relaxe ne concernaient que la prévention de pratiques commerciales trompeuses. Ainsi, le juge civil parvient à dégager le chemin pour affirmer, d’une part, le caractère évocateur et donc la déceptivité de la marque semi-figurative "Petrus Lambertini" (où des clés sont représentées) et, d’autre part, la nullité des marques litigieuses du fait de l’atteinte à la renommée de la marque "Petrus". » En somme, « on retiendra que le juge civil nous explique à l’occurrence que le fait d’être relaxé pour des pratiques commerciales trompeuses ne signifie pas qu’on reste à l’abri d’une condamnation en civil pour parasitisme. Ou, pour être plus précis, "une ‘habileté’ ou une ‘malignité’ pour faire ressortir les prénom et nom "Petrus Lambertini" dans la marque non pénalement fautive n’exclut pas l’évocation de la marque prestigieuse pour le consommateur du terme Petrus". Si la distinction paraît habile, on ne peut qu’admettre que la ligne de démarcation entre le raisonnement en pénal et en civil est, pour le moins, fine et relève d’une démarche moralisatrice dans l’appréciation des pratiques commerciales » ajoute l'avocat (cabinet Casalonga).
En l’état, Petrus indique dans un communiqué « se féliciter de la décision du tribunal judiciaire de Bordeaux » et « rester particulièrement engagé pour la protection de sa marque en France et à travers le monde. L’entreprise souhaite ainsi garantir aux consommateurs l’origine commerciale des produits identifiés sous le nom "Petrus" et poursuivra avec détermination toute entreprise qui utiliserait illégalement son nom. » Si Petrus demandait au tribunal bordelais des indemnisations de 1,3 million € pour atteinte à la renommée, de 946 000 € de préjudice moral, de 1,4 million € de bénéfices des contrefacteurs (estimé pour 30 000 bouteilles/an pour un prix de vente de 13,33 € et une marge de 30 %), il reste « une indemnisation de son préjudice moral à hauteur de 500 000€ ce qui est assez remarquable ! » réagit Céline Baillet, conseil en propriété industrielle au sein du cabinet Inlex Ip Expertise. La juriste pointe que « cette décision se doit d’être saluée car elle confirme d’une part la notoriété de l’un des fleurons des vins français, et d’autre part condamne les défendeurs en ce que même en habillant Petrus de Lambertini, du nom des dirigeants et de quelques artifices visuels, cette marque demeure intouchable ! »
Première instance et perspective d’appel oblige, « la saga Petrus/Petrus Lambertini qui a maintenu en haleine (a minima) les juristes en propriété intellectuelle depuis pas moins d’une décennie » n’est pas finie poursuit Céline Baillet. L'attente du sort de l'appel de cette affaire s'annonce haletant confirme le professeur Théodore Georgopoulos, rappelant la phrase du Christ à Pierre (évangile de Matthieu) : "tu es Pierre, et [...] je te donnerai les clés du Royaume des Cieux."
* : L’exécution provisoire n’ayant pas été demandée par Petrus, ni précisée par le jugement. De plus, l’assignation ayant été délivrée en 2014, le décret du 11 décembre 2019 qui impose l’exécution provisoire par principe n’est pas applicable.