enant de fêter ses 87 ans entre l’Allemagne (salon ProWein à Düsseldorf) et la Chine (rendez-vous Tang Jiu Hui à Chengdu), Bernard Magrez n’est pas avare de son temps et de son énergie pour renforcer sa marque de vin éponyme. Qui figure parmi les 10 marques de vin les plus connues de Chine, « la seule française avec les Rothschild » pointe non sans fierté Bernard Magrez, signant d’un bandeau et de clés papales ses gammes de vins, des vins de négoce aux grands crus classés (châteaux Pape Clément à Pessac-Léognan, Fombrauge à Saint-Émilion, Tour Carnet en Médoc et Clos Haut-Peyraguey à Sauternes)). « En créant depuis une trentaine d’années la marque Bernard Magrez, je voulais prendre le relais des marques bordelaises connues des années 1960 (Calvet, Cruse…) » explique-t-il, construisant ainsi une réponse au développement de vins de marques venus de l’étranger. Dont le modèle pour Bernard Magrez est l’australien Penfolds.
Demandant un virage marketing, passant de l’offre à la demande, cette nouvelle approche est difficile à prendre pour les opérateurs des vins de France, la prépondérance du marché national n’alimentant pas la recherche d’innovation. « Il est difficile de saisir l’évolution concurrentielle en France, comme en Espagne et en Italie, qui sont les trois premiers pays producteurs du monde » résume Bernard Magrez, qui note de belles réussites, comme la marque Minuty, entre vins du château Minuty et vins de négoce M de Minuty. Car fondamentalement, « la force d’une marque c’est de ne pas être limitée par les surfaces. Le château Latour Carnet c’est 250 hectares et 900 000 cols quand il n’y a pas d’aléas : à un moment on ne peut plus s’élargir. La rentabilité de la communication dans le monde entier est limitée par ce volume. »


Conseil aux metteurs en marchés, pour créer de la valeur il faut des valeurs. « Il y a plusieurs façons de faire connaître une marque : la recherche et développement pour la protection de l’environnement, la philanthropie… Une marque doit avoir une mission sociétale et le faire savoir » martèle Bernard Magrez. Une marque doit aussi s’appuyer sur une histoire incarnée. En matière de storytelling, Bernard Magrez peut puiser dans son riche parcours.
Un chemin de vie qui est au centre d’un documentaire américain en finalisation. Sollicité, Bernard Magrez se souvient qu’« ils m’ont dit avoir vu mon passé, relativement douloureux avec les maltraitances de mon père qui m’a mis de côté à 13 ans, mon CAP scieur de bois obtenu à 16 ans, mon entrée chez Cordier à 19 ans… Ils en savaient autant que moi sur ma vie » (voir encadré). Après deux ans de tournage, le documentaire doit aller du centre d’apprentissage de Luchon où Bernard Magrez étudiait dans les années 1950 « en sabot et bleu de travail » à ses récents projets, comme ses pépinières de start-ups, mais aussi sa séquestration. Si le documentaire sera présenté au marché du film du festival de Cannes en mai prochain, étant formaté pour diffusion type Netflix, Bernard Magrez ne cherche pas à savoir ce qui sera dans documentaire : « ils vont mettre un peu de sel, c’est normal » imagine-t-il, ayant l’habitude des interviews sur son enfance : « en Chine et aux États-Unis on me demande toujours de rappeler comment j’ai commencé. Ils aiment les gens qui ont rencontré des difficultés ». Avec le recul, Bernard Magrez reconnaît que « les brimades de mon père ont été le moteur : montrer que je ne suis plus un bon à rien ».
Au-delà de l’histoire originelle et des valeurs présentes, la marque Bernard Magrez peut-elle se projeter sur un futur sans Bernard Magrez ? « Louis Vuitton existe sans Louis Vuitton. Louis Roederer sans Louis Roederer… Je ne sais combien de marques éponymes ont été construites il y a plus d’un siècle et continuent quand elles sont reprises par un tiers » balaie Bernard Magrez, qui n’a pas en l’état de projet de cession : « je ne suis pas encore là. L’avantage des marques, c’est de traverser le temps si elles sont entretenues, s’il n’y a pas d’erreurs stratégiques et si la communication est efficace. Pour moi ce n’est pas un problème. »
En janvier 2021, Bernard Magrez revenait sur sa vie à l’occasion d’un échange avec de jeunes entrepreneurs. De son enfance, il se rappelle les coups de son père et une brimade infâmante : le contraindre à porter une pancarte où était noté « je suis un fainéant ». Estimant que cette dure jeunesse a pu le former, le propriétaire bordelais n’a jamais pardonné et répond à cette brutalité par la cuvée « si mon père savait » (en Roussillon). Même si Bernard Magrez dit se ficher de ce qu’aurait pu penser de lui son géniteur face sa réussite actuelle.
Dans la lignée des self-made men dont il dévore les biographies, Bernard Magrez raconte avoir commencé sa carrière sans le sou, « avec sa veste comme seul capital », et sans grande formation, ayant suivi à 16 ans une formation de CAP de scieur de bois dans un centre de formation à Luchon. Dans un internat où il côtoie François Pinault, loin de son image actuelle de milliardaire (« comme il ne parlait pas, certains pensaient qu’il était espagnol, et l’appelaient Francesco »).
Diplôme en poche, Bernard Magrez décroche son premier emploi à 19 ans. Il travaille à Bordeaux dans les chais de la maison Cordier, puis en devient contrôleur de gestion grâce « à sa tête dure ». Son caractère le fera licencier un an, son désir de baisser les charges de certains salariés ayant froissé des susceptibilités (estimant que certains abusaient de leur ancienneté, Bernard Magrez se souvient avoir dévissé leurs postes radio pendant une pause déjeuner pour les revendre et ramener la somme à son employeur).
Travail effréné
« J’ai eu la chance qu’un directeur de banque me propose de reprendre le fonds d’un importateur de Porto. Je n’avais pas d’argent, il me l’a prêté » explique Bernard Magrez, qui importait des barriques pour les vendre dans des restaurants. « J’ai eu une chance inouïe. Il y en a qui disent que la chance vient avec le travail. Il y a en effet le travail effréné, à finir avec les yeux en pantalon de golf » mais le hasard peut avoir un impact capital souligne l’homme d’affaires. Développant les portos William Pitters en supermarché, ses affaires vont fleurissant et s’accompagnent du lancement d’autres marques à succès : whisky William Peel, vins de Bordeaux Malesan…
Son obsession étant de vendre, Bernard Magrez s’inspire de l’obligation de résultats du groupe américain Procter & Gamble (produits de beauté, lessives…). Il se souvient ainsi avoir fait coudre à l’arrière de la cravate de ses commerciaux « jamais renoncer » (devise devenue le nom d'une cuvée). Ne pouvant tolérer l’idée d’abandonner, Bernard Magrez dit s’appuyer sur deux moteurs : la souffrance de sa vie et la lecture des biographies de ceux « ayant réussi économiquement et personnellement ». Estimant que ses marques sont trop franco-françaises et donc exposées aux aléas du marché domestique, Bernard Magrez vend en 2004 les marques William Pitters/William Peel au fonds d’investissement gérant Marie Brizard, ainsi que la marque Malesan au groupe bordelais Castel. Dont le patriarche, Pierre Castel, est l’un de ses proches amis : « c’est un gagneur. Et il gagne encore ! Il ne faut jamais avoir d’ami qui n’ont pas d’appétit pour gagner. »
Estimant que l’époque était propice à l’achat de grands crus classés, Bernard Magrez investit successivement dans les châteaux Pape Clément (AOC Pessac-Léognan), Fombrauge (Saint-Emilion), Tour Carnet (Médoc) et Clos Haut-Peyraguey (Sauternes). Soit quatre grands crus classés : plus que n’importe qui d’autre souligne Bernard Magrez*. S’il ne cache pas sa fierté d’avoir atteint ce chiffre des 4 grands crus classés, leur propriétaire reconnaît regretter l’achat du Clos Haut-Peyraguey : « j’aurais mieux fait d’être alité. J’y perds de l’argent tous les ans… C’est une affaire minable que j’ai faite. »
Reconnaissant des échecs (comme son essai dans la production de jus de fruits au milieu des années 2000), Bernard Magrez en fait des étapes le renforçant. Ayant été agressé à son domicile par des malfaiteurs lui soutirant argent et biens précieux (« ils voulaient m’emmener en Espagne pour demander une rançon »), il estime ainsi que « c’est la vie » et que cette épreuve ne peut l’atteindre (« j’ai souffert, j’ai eu faim »).
Je suis inassociable
« Je ne dois rien à personne. Pendant un temps j’ai dû beaucoup d’argent aux banquiers, désormais c’est fini » souligne Bernard Magrez, ayant acheté chacune de ses propriétés avec d’importants prêts bancaires (« 90 % de crédit au moins ») pour lui permettre de posséder 100 % de son entreprise (« parce que j’ai un caractère impossible [et] que je suis inassociable »). Après lui... A 84 ans, Bernard Magrez note être son patron depuis 64 ans : « j’espère être à mon bureau jusqu’au bout » (du lundi au dimanche, tôt le matin et tard le soir).
Affirmant n’être intéressé que par son entreprise, il n’envisage pas de retraite (« sinon ce serait la dépression »), ni les modalités de sa succession (« je m’en fous que l’entreprise périclite ou pas après, moi je l’aurai amené au plus haut »). « Tout le monde peut ne pas me croire, mais c’est ma vie » glisse Bernard Magrez.