’avais posté un commentaire sur Vitisphere sur des vignes non irriguées dans l’AOP Cariñena en Espagne. Avec quelques collègues (Nathalie Ollat INRAE, Hervé Quénol CNRS, Benjamin Bois Université Bourgogne, Jeremy Cukierman Kedge business school) nous avons aussi publié une tribune dans le journal Le Monde pour attirer l’attention sur des problèmes soulevés par l’actuel développement de l’irrigation en France (« Ne cédons pas à la tentation d’irriguer la vigne », publié en ligne le 14 octobre 2022). Des lecteurs ont fait remarquer, à juste titre, qu’il existe aussi des vignes irriguées dans l’AOP Cariñena. Voici donc une note avec quelques précisions.
Carineña est une appellation espagnole de la région d’Aragon, une des régions les plus sèches d’Espagne. La majorité des parcelles sont situées dans une plaine entre 450 et 550 m d’altitude, mais de nouveaux secteurs commencent à être explorés à des altitudes plus élevées, jusqu’à 750 m. Il pleut en moyenne 360 mm par an dans la plaine, un peu plus dans les secteurs en altitude. Le modèle historique de cette appellation est une culture de grenache (et un peu de carignan) sur 110 R, conduit en gobelet, sans irrigation. Comme partout en Espagne, l’irrigation a été introduite il y a une vingtaine d’années. Aujourd’hui environ 50 % des vignes sont irriguées et 50 % des vignes sont cultivées en culture sèche. Cette situation fait de cette région un observatoire intéressant sur le choix d’un modèle viticole dont on peut tirer quelques enseignements.
La culture de la vigne sans irrigation est possible avec aussi peu de précipitations. L’homme est confronté à des conditions sèches dans le bassin méditerranéen depuis des millénaires et il a adapté les cultures à la situation climatique. D’abord par le choix des cultures : olivier, amandier et vigne, trois cultures particulièrement résistantes à la sécheresse. Ensuite par la sélection de matériel végétal (cépages et porte-greffe) et de systèmes de conduite adaptés à cette situation. Dans ces conditions, les rendements de la vigne sont faibles à modérées (3 à 6 tonnes par hectare en fonction de la profondeur du sol), mais les coûts de production à l’hectare sont également très modérés, à l’exception de la récolte qui ne peut pas être mécanisée. Il n’y a actuellement aucune région en France avec aussi peu de précipitations et des Évapotranspiration (ETP) aussi élevées. La culture sèche est donc possible partout en France. La mise en place de l’irrigation permet d’augmenter les rendements (5 à 10 tonnes par ha) et de cultiver la vigne en rang, avec possibilité de récolte mécanique. L’arrivée de l’irrigation a permis l’introduction de cépages peu résistants à la sécheresse (Merlot, Syrah et Tempranillo) et d’un système de conduite plus consommateur d’eau (monoplan palissé, taille en cordon). Ce système de conduite a des coûts de production par hectare plus élevés, à l’exception de la récolte, qui peut être mécanisée. L’eau est prise dans des aquifères peu ou pas renouvelés dans la région de Cariñena. Actuellement l’eau est pompée à 80-100m de profondeur, mais il faut pomper de plus en plus profond pour trouver de l’eau. La grande inconnue est le nombre d’années où l’irrigation sera possible, les estimations vont de quelques années à quelques dizaines d’années. Mais dans tous les cas, le modèle de la vigne irriguée n’est pas durable dans cette région. Il est probable que quand l’eau sera épuisée, le savoir-faire de la culture sèche sera perdu. Une des propriétés phare de l’AOP Cariñena est la bodega Bodem. Leur produit le mieux valorisé est commercialisé sous le nom « Las Margas », qui est produit à partir de Grenache non irrigué, conduit en gobelet (environ 10€ TTC par bouteille prix consommateur). Puisque le marché le demande, ils font aussi des vins à base de Syrah et de Tempranillo. Il n’est pas possible de cultiver ces cépages sans irrigation dans la région de Carñena. Ces produits sont nettement moins bien valorisés (environ 5€ par bouteille prix consommateur). Pour cette bodega, malgré les rendements plus faibles, ils valorisent mieux les vignobles non irrigués. Une possible adaptation au changement climatique pour l’appellation Cariñena est de développer des parcelles de vigne en altitude. Les températures sont moins élevées, les ETP sont plus faibles et il pleut un peu plus.
Tempranillo en cordon palissé de la Bodega Bodem en septembre 2019. Ce cépage cultivé en rang résiste très difficilement à la sécheresse sans irrigation. Photo : Laure de Rességuier.