’est un comportement que tout le monde semble avoir adopté : l’achat au coup par coup et à la dernière minute. « Pour les traitements, c’est fini le temps où les vignerons passaient commande pour toute la saison. Désormais, ils ne prennent plus que pour deux ou trois passages », observe Axel Martinez, responsable technique et réglementaire chez Vernazobres, un distributeur qui couvre les Côtes-Du-Rhône gardoises, les Bouches-du-Rhône, le sud de l’Ardèche et une partie de l’Hérault.
Une attitude qui répond à une nécessité économique. « Cela permet d’étaler les paiements et de ménager la trésorerie », explique Fabrice Boulet, responsable opérationnel des équipes commerciales CAPL, coopérative de distribution basée à Avignon. Cette entreprise facture ses clients en fin de mois pour un paiement dans les 45 jours qui suivent. « Historiquement, nous vendions la fertilisation d’octobre à décembre précédant la campagne. Mais, depuis le début de la crise, en 2023, les vignerons achètent au dernier moment, très près des apports en culture. Du coup, notre activité s’est déplacée. Maintenant, de janvier à mars, tous les métiers se chevauchent : fertilisation, santé végétale, palissage », illustre Fabrice Boulet.
Même les vignerons en bonne santé financière se sont mis aux achats au coup par coup. « Les années se suivent et ne se ressemblent plus, insiste Jean-Christophe Tsakonas, directeur commercial chez Peris, un négoce présent dans tout le Languedoc-Roussillon. Les vignerons s’approvisionnent en fonction de la pression parasitaire ou de la pousse de la vigne. Cela est valable pour les produits phyto, les engrais foliaires et la fertirrigation. »
En plus de la volonté de garder des marges de manœuvre et de s’adapter à la météo de la campagne, les viticulteurs redoutent que des produits soient retirés du marché. « Il faut éviter de se retrouver avec une quantité importante de produits qu’on ne peut plus utiliser », prévient Axel Martinez. Enfin, dernière explication à ces achats au coup par coup : « Nous sommes dans une période d’instabilité. Les vignerons sont des personnes comme les autres, souligne Jean-Christophe Tsakonas. Dans ce contexte un peu anxiogène, quand il n’y a pas d’urgence, ils préfèrent faire des économies pour avoir de quoi voir venir. »
Dans le détail, les distributeurs observent une baisse de leurs ventes de fertilisants. « C’est le premier marché touché », assure Fabrice Boulet. Et de préciser : « Les viticulteurs bio vont davantage vers des matières moins nobles : des déchets verts, des sous-produits de distillerie, des fientes de volaille. Ils délaissent les produits plus techniques comme l’humus, les tourteaux de végétaux, le fumier de mouton, ou encore le guano de poisson. Chez les viticulteurs conventionnels, nous assistons à des impasses de fertilisation ou au choix de produits plus simples (azote seul) ou moins techniques, avec moins d’azote à libération progressive et moins d’engrais organiques. »
« S’ils ont des difficultés financières, les vignerons préfèrent mettre moins d’engrais ou faire une impasse que de commander quelque chose qu’ils ne peuvent pas payer », explique Jean-Christophe Tsakonas.
S’agissant de la protection fongicide, « même si les exploitants cherchent à faire des économies, en encadrement de floraison, ils restent généralement sur les produits les plus performants, et souvent les plus coûteux afin de sécuriser leur récolte », observe Axel Martinez.
Autre tendance, le développement de la mise en concurrence. Chez CAPL, de nouveaux visages se présentent. « Des personnes qui n’étaient pas clientes chez nous viennent demander nos tarifs pour savoir où elles en sont, indique Fabrice Boulet. Et cette mise en concurrence va même au-delà de nos frontières. On voit arriver de plus en plus de produits importés et des vignerons qui retournent s’approvisionner en Espagne. »
De son côté, Éric Bisetto, le directeur d’Inovitis, filiale viticole de Maïsadour (Gironde, Landes, Gers), observe une volonté de négocier les prix. « Mais nous ne pouvons pas abandonner nos marges car nous sommes également en difficulté en raison du contexte actuel, indique-t-il. Toutefois, nous pouvons entrer en discussion si les vignerons font également un effort, par exemple en échange d’un règlement comptant ou s’ils acceptent d’être livrés avant fin janvier car cela nous permet d’anticiper. »
Dans ce contexte, des distributeurs observent une hausse des encours. « En général, les vignerons soldaient la campagne à la fin de l’année. Maintenant, certains solderont 2024 sur les premiers mois de 2025. Les échéanciers sont plus longs qu’avant », constate Fabrice Boulet. Chez CAPL, un « pacte coopératif » a été mis en place. Il s’agit d’un contrat permettant aux viticulteurs d’étaler sur la campagne (jusqu’à 9 mois) le règlement de leurs factures. « Avec la crise, ils sont de plus en plus nombreux à y avoir recours pour lisser leurs paiements », indique Fabrice Boulet.
Chez Vernazobres, une personne a été recrutée début 2023 pour accompagner les vignerons qui ont besoin d’échelonner leurs paiements. « Notre objectif, c’est de ne pas laisser un client sur le côté sans pour autant nous mettre en difficulté. À partir d’un certain niveau d’encours, cette personne est chargée de contacter le vigneron pour mettre en place un plan de remboursements. Mais si nous n’avons pas de retour du vigneron, nous arrêtons les livraisons. » Même si le montant des ardoises augmente, « car il y a depuis deux ans de plus en plus de retards de paiements, grâce à ces plans de financement, on ne finit pas l’année en négatif ».