es difficultés économiques de la filière vin se transforment rapidement en mal-être des vignerons n’arrivant pas à joindre les deux bouts. Avez-vous des statistiques institutionnelles ou un ressenti personnel de cette fragilité accrue dans le vignoble ?
Jean-François Fruttero : Le constat est partagé. On le fait bien sûr à Bergerac, dans ma filière et dans mon appellation, on le fait aussi au niveau national. Les marqueurs sont la baisse de la consommation faisant aujourd’hui que le marché du vin est en grande difficulté, les problèmes dans certaines AOC de définition des produits, de segmentation et d’adaptation de l’offre à la demande. Des éléments déclencheurs sont aujourd’hui la succession d’aléas climatiques et sanitaires de nature à placer un grand nombre d’exploitations viticoles dans des situations de fragilité. On sent aujourd’hui le vignoble dans une situation difficile. Avec bien sur des contre-exemples : certains vignobles continuent de progresser. On sent dans le paysage national un certain nombre de vignerons en difficulté. Ainsi que les structures économiques derrière : un certain nombre de caves coopératives aujourd’hui, et de fournisseurs demain.
Ce sont des choses que l’on sent comme professionnel. Au titre institutionnel, la MSA ressent cette fragilité, mais ne perçoit pas encore de manière chiffrée toutes les incidences que l’on peut prévoir sur les mois qui viennent. Il y a un retardement, les agriculteurs acquittent souvent les factures de la MSA prioritairement, comme celles de la banque. Les effets des difficultés se font ressentir dans un second temps. Les signaux qui remontent concernent des fragilités psychologiques et économiques individuelles.
Comment faire comprendre aux premiers concernés qu’ils doivent partager leur mal-être pour ne pas étouffer sous leurs problèmes ?
Le mal être est multifactoriel. Pas seulement en viticulture, mais de manière générale. C’est quelque chose qui touche le côté professionnel, le côté personnel, les choses s’entremêlent avec des problèmes de santé, de famille, de commerce… Et cela aboutit à un sentiment de mal être. En viticulture, on le perçoit et on l’accompagne. L’une des clés est la détection et la prise en compte le plus en amont de la situation de mal être. C’est le rôle des sentinelles agricoles que l’on développe, avec un peu plus 5 000 personnes formées dans les territoires. Je rappelle que c’est un sujet ancien pour la MSA. Nos premiers plans d’accompagnement existent depuis 2010, avec l’implantation d’élus dans les territoires ayant déjà un rôle de vigies pour remonter les situations dégradées. Le sujet a pris une autre dimension avec la mise en place de la feuille de route interministérielle en 2020.
Une sentinelle, c’est le banquier, l’assureur, le conseiller phyto, l’œnologue, qui arrive dans le domaine viticole et qui en discutant s’aperçoit d’une fragilité qu’il va faire remonter au service dédié. Tout le monde a son rôle à jouer pour prévenir les situations de mal être. Je sais que ce n’est pas facile de parler. Peut-être en viticulture plus qu’ailleurs, avec le poids de l’histoire qui pèse dans nos domaines construits au fils des décennies et de génération en génération. Le regard porté sur la situation qui se dégrade, c’est le poids de l’histoire. Le poids successoral qui rend les difficultés encore plus difficiles à vivre.
Semblant liés à des difficultés financières, des drames endeuillent le vignoble dans toute la France. Comment mettre un terme à cette machine infernale alors que la crise viticole s’affirme sous les coups de la commercialisation en berne que vous évoquiez ?
Il faut que l’on puisse mettre en œuvre tous les moyens pour stabiliser et faire baisser cette pression sur nos viticulteurs, nos agriculteurs, pour qu’ils n’en arrivent pas à cet acte ultime. Je suis à Bergerac, je vois la situation extrêmement préoccupante à Bordeaux pour les rouges génériques dans tout le secteur de l’Entre-Deux-Mers. Certains vignerons ne peuvent pas prendre leur retraite faute de repreneurs, ils n’ont pas la possibilité de transmettre leurs outils de travail par absence de marché viticole. Dans certaines situations, des personnes qui avaient loué leurs vignes voient leurs fermiers se désister : les propriétaires se retrouvent avec leur foncier dont ils ne savent que faire et redeviennent exploitants en perdant le bénéfice de leurs retraites. On se retrouve face à des situations que l’on ne connaissait pas il y a quelques années et qui nous obligent à nous adapter et imaginer de nouveaux outils.
Je n’ai pas de chiffres récents. On sent que la pression est là. Depuis un an, la situation se dégrade dans la filière viticole que je connais bien. Des viticulteurs ne savent pas quoi faire, s’il faut arracher sans prime ou attendre. C’est un peu du "sauve qui peut" pour certains. Je ne suis pas d’un naturel pessimiste, mais les signaux et démarches de certains viticulteurs laissent penser que l’heure est compliquée. Nous sommes mobilisés sur la détection et l’accompagnement, avec un regard attentif et bienveillant grâce à notre guichet unique. Nous avons des moyens dans l’accompagnement social : l’aide au répit permet de faire le point sur son fonctionnement en finançant un peu de remplacement, en leur permettant de se ressourcer, de protéger leur cellule familiale, de réfléchir sur la santé au travail… Tous ces outils sont là pour essayer d’accompagner ces situations.
Je milite pour une MSA proche, attentive, et bienveillante. Une MSA humaine comme on le fait déjà, mais comme il faut le faire plus. Pour que la MSA soit davantage perçue comme la solution plutôt que comme le problème. Pour que les gens osent venir et nous voient vraiment comme une main tendue. J’incite les viticulteurs à venir nous voir : n’ayez pas peur, nous sommes un outil à disposition. L’institution est souvent perçue comme le collecteur des cotisations, ce que nous sommes par notre métier et notre fonction régalienne, mais il y aussi l’accompagnement que les viticulteurs peuvent venir chercher chez nous.
Concernant les moyens mobilisables pour soutenir un vigneron en difficultés économiques et psychologiques, quels sont-ils concrètement pour la MSA ?
La première chose, c’est que les gens viennent nous voir. Nous avons alors la capacité de regarder de manière attentionnée et personnalisée les situations et de voir ce que l’on peut faire pour les cotisations. Il est possible d’étaler de la dette selon les rentrées financières avec des échéanciers de paiement quasi automatiques avec une prise en charge gratuite des remises. Il y a ensuite des prises en charge de cotisations possibles. La Caisse Centrale est dotée de 30 millions d’euros tous les ans pour les distribuer aux caisses afin d’accompagner les situations difficiles et permette l’allégement de cotisations quand le besoin se fait sentir. Ce sont deux volets pour accompagner. Après, il y a tout le fonctionnement de l’institution, avec des travailleurs sociaux qui peuvent venir dans les exploitations et les familles pour réfléchir aux droits sociaux possibles : RSA, primes d’activité… La clé dans tous ces dossiers, c’est de trouver l’accompagnement pour sortir de la nasse.
Pour commencer à parler, les viticulteurs en difficulté peuvent appeler Agri écoute : 09 69 39 29 19 (prix d’un appel local).
Notre cellule d’écoute est dotée de psychologues cliniciens qui répondent 7j/7 et 24h/24 pour prendre en charge les situations, avec une possibilité de rappel. Nous sommes structurés avec des professionnels pour inciter les gens à se déclarer de manière anonyme : c’est le premier pas.
Le premier pas est le plus difficile, crever l’abcès étant difficile avec ses proches, comme il est compliqué de voir un professionnel de la santé mentale.
Ce premier pas est compliqué parce que souvent l’on a tendance à s’enferrer dans une situation qui devient extrêmement compliquée. Mais plus on s’enferme, moins on discute avec son environnement et sa cellule familiale. Les signaux apparaissent et c’est là qu’il faut être en capacité de les capter pour changer la donne.
Pour beaucoup de vignerons, il semble contre nature d'admettre que la situation est dure et qu’elle devient impossible. Comme si demande de l’aide faisait peur, ou honte.
Ce n’est pas seulement lié à la viticulture. Quand on va chercher de l’aide, il y a un sentiment d’échec et pour certains de honte. Mais une exploitation viticole, c’est une entreprise, elle a des hauts et elle vit des bas. Il faut que l’on soit présent dans toutes les situations pour les accompagner. Nos outils se transmettent de génération en génération, spontanément il y a un sentiment de honte vis-à-vis du regard porté par la famille, le voisinage… Ce sentiment fait que l’on cache les choses pour essayer d’aller toujours un peu plus loin, mais on prend des risques et on s’affaiblit. Même si c’est plus facile à dire qu’à faire, l’objectif c’est de prendre taureau par les cornes pour en parler.
Cette idée d’aller toujours plus loin semble très répandue dans le vignoble, en se disant que ça ira mieux le prochain millésime, que l’on va s’en sortir alors que la famille répète qu’elle a déjà connu des crises par le passé et les a surmontés. Mais actuellement les crises se cumulent de manière inédite : climatiques, économiques, géopolitiques, commerciales…
Et la crise inflationniste. La viticulture a en effet connu de nombreuses crises, c’est cyclique. Mais elles étaient de passage, c’était conjoncturel par une inadéquation entre l’offre et la demande qui pouvait être géré ponctuellement par des mesures de distillation et d’arrachage. J’ai l’impression que nous sommes aujourd’hui dans un cycle de crises beaucoup plus structurelles. Il y a une baisse de la consommation et une offre qui n’est pas adaptée à la demande de nouveaux consommateurs. On voit bien le décrochage de Bordeaux sur les rouges génériques d’entrée de gamme. C’est sur ces sujets que les exploitations ont réellement un problème. Comme ce cycle est structurel, on ne voit pas la sortie du tunnel. On ne connait ni sa durée, ni la puissance de l’onde de choc. Ce qui demande de l’adaptation et de l’accompagnement social des deux composantes de la MSA : les exploitants et les salariés. Il ne faut pas oublier les salariés, à plus forte raison en viticulture, où l’impact de la main d’œuvre est très important.
Les employés permanents et saisonniers sont en effet affectés par toutes ces difficultés.
Dès lors que l’exploitant viticole va mal, le salarié peut souvent aller mal : on ne fait qu’un. Tout le monde travaille au développement de l’entreprise. Quand la situation se dégrade de manière structurelle, que l’exploitation ne va pas bien, que la famille est secouée… Derrière, les salariés perdent en visibilité et ne savent pas à quelle sauce ils vont être mangés. Ce qui peut se ressentir sur le travail derrière. Nous proposons le même soutien aux salariés, ils sont embarqués dans le plan d’accompagnement du mal être agricole. Ils peuvent contacter Agriécoute.
Très concrètement, un chef d’exploitation qui se suicide n’efface pas les dettes de son domaine.
C’est juste. C’est souvent le premier raisonnement : se dire que je vais partir et qu’au moins cela va résoudre les problèmes, parce que l’on a l’impression d’être la cause des difficultés, d’incarner l’échec, d’avoir échoué là où les générations passées avaient réussi. Ce sont des choses auxquelles on pense : on se dit que l’on ne peut pas être la génération qui va étouffer le domaine. De la même manière, certains voient un échec dans l’absence de suite et de transmission. C’est souvent très incarné, mais il ne faut pas voir les choses comme ça. On ne résout rien en menant ce geste, au contraire on démultiplie les problèmes. Il y a souvent derrière une réorganisation impossible, on met la famille et les enfants dans une situations impossible. Cela ne résout rien, le problème ne vient pas de vous vignerons.