i les difficultés économiques sont déjà un immense tabou dans le monde agricole, les drames du suicide sont encore plus occultés… C’est même un sujet interdit dans la filière vin.
Héraud : Je ne me l’interdis pas. Certes le sujet est sensible et fait mal à notre âme et à notre cœur. Le suicide n’est pas un tabou que pour l’agriculture, mais pour toutes les professions. C’est très brutal et inexpliqué, pour ceux qui restent. Mon papa s’est suicidé il y a 8 ans, laissant des questions sans réponse et nous obligeant à vivre avec. La vie est plus importante que toutes les difficultés. À chaque problème il y a des solutions. Quand on ne voit que le suicide comme solution, il faut s’accrocher aux bons souvenirs.
C’est tellement incompréhensible, on ne sait pas quand une personne va passer la limite du suicide. Mon père avait passé la veille de son suicide une bonne journée et une soirée avec des amis. Je l’ai retrouvé mort le lendemain matin. Un copain de l’Amour est dans le pré était venu il y a cinq ans faire un week-end de marchés, à la fin il m’a dit "je rentre et je me pends" : je lui montré ce que j’ai derrière mon sourire à l’intérieur : je vis avec le suicide de mon père et je fais la part des choses pour réussir à vivre. Je vis des haut et des bas, mais jamais je ne me suiciderai : j’ai vécu ce que ça fait. Tous les bons moments, tu les prends. Les mauvais, tu les oublies. Il faut être là au bon moment et essayer d’avoir les bons mots.
Vous avez réagi sur Instagram au suicide de l’un des vignerons voisins de votre propriété. Ce n’est hélas ni le premier, ni le dernier. Comment y mettre un terme quand on voit d’abord la fragilité économique croître puis l’humain vaciller ?
La situation est très fébrile. Ils lâchent tout. Ils ne voient pas de solution. Partir leur semble la meilleure option. Mais nos vignobles ne restent que du matériel. Et nos vies sont plus importantes que du matériel. Je suis la septième génération à la tête du domaine, mais je le répète : ce n’est que du matériel. Cela fait quatre ans que mon exploitation est en vente. Je me bats pour commercialiser mes vins auprès des consommateurs. Non seulement le marché est difficile, mais les friches n’aident pas. Sur 15 hectares de vignes, je n’ai plus que 3 ha avec du raisin, le reste a été bouffé par le mildiou à cause des vignes abandonnées par un voisin ayant arrêté de l'entretenir après trois traitements. Les délais pour les primes à l’arrachage sont trop longs, l’arrachage sanitaire ne sera pas efficace et utile pour ce millésime : c’est trop tard. Et l’amende de 5 000 € pour les friches va toucher les petits producteurs qui n’ont pas les moyens. Attention, sinon les choses se cumulent et il y a des suicides à la fin.
Une exploitation, ce n’est que du matériel. Même si cela fait des années que l’on se crève pour la faire tenir. Même si l’on est la septième génération et que ça fait mal au cœur. Pour accepter les choses, il faut aller voir les bonnes personnes pour se faire soigner. Il faut oser. On ne va pas voir un psy parce que l’on est folle, mais parce que l’on en a besoin. Quand on a déjà affronté un suicide et que l’on apprend que le voisin a mis fin à ses jours, tout revient. Ça nous fait revivre le drame, tout se bouscule.
Sur les réseaux sociaux, vous appelez les personnes en détresse à ne pas oublier celles qui vont rester, trouver le corps, vivre dans les lieux du drame et devoir continuer. Le premier remède est-il d’oser parler : à ses proches, à des experts ?
Il faut trouver la bonne personne spécialisée pour son problème. La cellule psychologique et le numéro spécial de la MSA ne sont pas suffisants. Pour les proches d’une personne qui s’est suicidée, on nous plaint souvent, mais on ne veut pas faire pitié : on n’est pas bien, on ne sait pas où ranger l’évènement dans notre cerveau. Il faut être aidé et pouvoir tenir.
Vous avez participé à la saison 2020 de l’émission l’Amour est dans le pré, comment ne pas voir que du malheur mais de l’espoir dans les vignes bordelaises ce difficile millésime 2024 ?
Dans cette émission j’ai trouvé une grande famille : il y a solidarité inespérée, que ce soit de la production, de Karine Le Marchand et des autres agriculteurs, bien que je sois encore célibataire. D’où le fait de vouloir vendre l’exploitation : ma fille de 23 ans est cuisinière et n’en veut pas. Mon exploitation, c’est ma vie. J’ai quitté l’école à 12 ans pour suivre une formation complémentaire à la viticulture. Aujourd’hui, j’ai 45 ans et j’ai sacrifié ma vie personnelle pendant 25 ans. Ma fille, je ne l’ai pas élevée : je travaillais tout le temps. J’étais trop dans mon job. Maintenant j’ai fait mon choix de vendre, il faut accepter. Il faut savoir se détacher des propriétés.