uelle est l’origine de ce récit de vos années de mobilisation : établir votre version des faits, partager les coulisses des implications de vos actions, raconter à vos proches ce qu’ils ont vécu par ricochet ?
Marie-Lys Bibeyran : Le livre est né de ma volonté de rétablir les faits. En réalité, c'était essentiel pour moi de livrer ma vérité afin d’espérer vraiment refermer le chapitre de ces onze années contre les pesticides et pour l'amélioration des conditions de travail dans les vignobles du Médoc. J'ai été très exposée médiatiquement, on me l'a reproché, on m'a prêté des intentions qui n'étaient pas les miennes, comme de vouloir capter la lumière ou prendre de l'argent. Injuste et malvenu lorsqu'il y a la mort d'un homme et c'est ce que j'ai voulu rappeler, à l'origine de mes années de lutte il y a la mort d'un homme. D'un travailleur des vignes. De mon frère [NDLA : Denis Bibeyran, emporté par un cancer en octobre 2009].
J'ai voulu donner à voir la réalité du quotidien d'une lanceuse d'alerte, les conséquences multiples. On imagine difficilement combien la vie pendant et même après s'en trouve complètement bouleversée. Je parle bien sûr de mon histoire personnelle, mais c'est malheureusement le cas pour tout lanceur d'alerte quel que soit l'objet de son alerte.
Il y a aussi c'est vrai la volonté de laisser une trace de ce qui a été réalisé. J'ai mené et contribué à de nombreuses actions et enquêtes durant onze années, je trouvais vraiment dommage qu'il n'en reste pas une empreinte susceptible de servir.
Les deux personnes qui partagent ma vie ont tout subi de ma lutte et de ses conséquences, embarquées bien malgré elles, j'estime que je leur devais ce livre. Quant aux autres membres de ma famille, j'espérais que ceux qui n'avaient pas compris mon engagement, le comprendraient mieux par le livre, il s'adresse aussi à eux mais ils ne le liront pas. C'est un des prix de ma lutte, que je paierai ad vitam aeternam.
Pour vous, le lien entre la maladie mortelle de votre grand frère et son emploi est incontestable, même si la MSA et la justice ne l’ont pas validé durant la procédure de reconnaissance en maladie professionnelle post mortem ?
Dans son arrêt du 21 septembre 2017 la Cour d'Appel de Bordeaux n'exclut pas que le cholangiocarcinome de mon frère Denis ait été causé par son exposition aux pesticides, elle dit qu'il existe des études établissant un lien, mais avec des pesticides organochlorés qui furent les premiers utilisés et furent interdits progressivement entre la fin des années 70 et le milieu voire la fin des années 90 (lindane en 1998), mais ces produits chimiques ne figurent pas sur la liste fournie par l'employeur de Denis, celle-ci étant incomplète.
Comme je l'explique dans le livre, la justice et la médecine ne se prononcent pas suite à des manquements pour le moins surprenants. Tout cela ne démontre en rien l'absence de lien mais plutôt combien tout a été fait pour ne pas le reconnaître, parce qu'il aurait pu y avoir jurisprudence. Dans le livre je cite cette étude réalisée dans une imprimerie en Chine, dans laquelle des ouvriers ont développé un cholangiocarcinome, étude qui fait le lien avec le dichloropropane utilisé pour nettoyer l'encre. Or, il se trouve que ce produit est aussi utilisé en agroindustrie comme fluidifiant notamment dans des pesticides pour traiter contre l'oïdium... Cela interpelle. D'autant plus que si en 2009 le cholangiocarcinome était dit rare, il y en a depuis de plus en plus, le livre rend d'ailleurs hommage à la journaliste Clémentine Vergnaud décédée de ce cancer en décembre 2023. Elle non plus ne présentait aucun facteur de risque... Le professeur Blanc du CHU de Bordeaux admet que ce cancer a doublé en nombre de cas en vingt ans en France... Ce n'est pas moi qui le dit. Déjà en 2008, lorsque mon frère a demandé à son cancérologue si c’était lié aux produits de la vigne, celui-ci lui a répondu : « on vous le dira dans vingt ans ». Il ne lui a pas dit non...
Est-ce votre dernier round contre l’usage des pesticides de synthèse dans le vignoble ?
Ce livre est effectivement mon adieu à ma vie de lanceuse d'alerte que ce soit contre les pesticides ou pour les conditions de travail.
Vous évoquez la soif de pouvoir et d’argent des propriétaires de châteaux bordelais pour expliquer l’absence de réactions à vos révélations sur l’exposition aux produits phytos des vignerons et riverains : n’y a-t-il pas aussi une inertie face aux conséquences des changements (pratiques, économiques…) que cela impose, voire un sentiment d’impuissance par rapport au modèle établi ou même de déni face à ce qui a été fait par le passé sans se douter des conséquences possibles ?
Il y a sur le Médoc et sur le Bordelais une omerta terrible sur les pesticides. Comme je l'écris dans le livre, je considère que c'est le pire poison de la viticulture devant les pesticides. Plus que d'une impuissance, je pense que c'est d'une arrogance de toute puissance dont il s'agit, sur un territoire où tout tourne autour de la viticulture. Les habitants sont considérés comme des sujets devant s'adapter aux pratiques viticoles, les professionnels viticulteurs n'ayant toujours pas intégré le partage du territoire avec la population.
Si déni il y a eu dans le passé, lorsque les conséquences des pesticides étaient moins connues, difficile aujourd'hui de les occulter pourtant sur le Médoc en ce moment les comportements de mise en danger des travailleurs et des habitants dont des enfants se poursuivent en toute impunité et indifférence. L'interprofession martèle qu'il n'y aurait pas d'omerta parce qu'elle parle des pesticides. Si la problématique des pesticides est évoquée, aucune solution n'y est apportée, par exemple la liste des pesticides utilisés n'est toujours pas remise aux travailleurs des vignes pourtant c'est obligatoire ! (Article R4412-38 du Code du travail).
https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000036483735/
Quant aux conditions de travail dans les vignes, alors là c'est le néant.
Vous indiquez ne plus vous sentir chez vous dans le Médoc : avez-vous prévu de déménager et tourner la page ?
Déménager me semble inéluctable d'autant plus que je ne trouve actuellement pas de travail y compris dans l'administration territoriale. C'est d'ailleurs souvent le prix à payer que de devoir quitter son territoire.
Pourquoi lister des domaines bordelais bio en annexe de votre livre ?
La liste des vins bio, c'est un cadeau fait aux lecteurs parce qu'il n'est pas toujours aisé de s'y retrouver dans la jungle des labels et certifications, ainsi qu'une mise en valeur de ceux qui ont ces pratiques culturales
Dans son récit, Marie-Lys Bibeyran relie l’intime d’un disparition foudroyante à la nécessité de combat collectif. Son déclencheur est un besoin impérieux : son frère Denis Bibeyran « doit en être reconnu victime. C'est une question de justice » car « une victime qui n'est pas reconnue est une victime qui n'existe pas. Et ça, c'est absolument insupportable. Si, un jour, il devait y avoir une liste des victimes des pesticides*, le nom de Denis Bibeyran devrait y figurer. »
Après le refus du 29 novembre 2018 par la cour cassation d’examiner le dossier, « Denis est vraiment mort. Pour rien. Comme un rien » pose-t-elle amère avant de poursuivre malgré les dissensions familiales, car « je n’ai à ce jour jamais été résignée ni raisonnable ». Menants avec le Collectif Info Médoc pesticides des enquêtes, baptisées Apache, sur l’exposition aux phytos des travailleurs viticoles et habitants de sa commune de Listrac, ainsi que des analyses de résidus phytos dans des bouteilles de vin, Marie-Lys Bibeyran devient une lanceuse d’alerte médiatique et polémique. Ce que regrette la première intéressée, à la fois dans les conséquences quotidiennes de l’exposition dans la presse (même si elle indique : « j’ai perdu la guerre des tribunaux mais j’ai gagné celle du terrain et des médias ») et dans la polarisation des réactions engendrées : « comme d'habitude, la profession ne va pas chercher à se servir de nos alertes pour s’améliorer. Au contraire. Elle va s'enterrer dans une attitude kamikaze dont elle récolte désormais le fruit » tranche-t-elle.
Saluant « Valérie Murat, ma camarade de lutte », Marie-Lys Bibeyran ne s’étend pas sur la procédure actuelle d’appel de sa condamnation pour dénigrement des vins de Bordeaux : « ce que Valérie a supporté depuis le début de cette croisade judiciaire, avec les pressions subies par elle et sa maman, relève pour moi d'une force surhumaine ». Au final, Marie-Lys Bibeyran « reste persuadée que, sans la pression constante que nous avons toutes deux exercée sur la viticulture girondine pendant des années, la Gironde serait encore plus loin dans le désastre qu'elle est maintenant ».
Et encore, la lanceuse d’alerte n’a pas pu mener tous ces projets : « si le Collectif Info Médoc pesticides avait eu le budget, j’aurais fait analyser tout ce qui était possible. […] Il reste une enquête que je regrette de ne pas avoir conduite en Médoc : l'analyse de l'eau des piscines privées, installées naïvement à quelques mètres à peine des rangs de vigne traités. »
Annonçant fin 2022 sa mise retrait, Marie-Lys Bibeyran indique vouloir se protéger avant d’être broyée, avec le constat que les changements attendus ne sont pas au rendez-vous.
* : Dans son bilan de 11 ans de « lutte donquichottesque », Marie-Lys Bibeyran assume son militantisme et « ne parle de pesticides qu'au sens "issus de la chimie de synthèse", n'incluant pas les produits utilisés en viticulture biologique, qui à mon sens n'ont rien de pesticides puisque étant d'origine minérale ou végétale ; et surtout aucun effet toxique comparable à ceux des pesticides ne leur est imputable. »
Marie-Lys Bibeyran (au centre) le 7 juin 2017 devant la cour d'appel de Bordeaux avec des soutiens (tout à gauche Pierre Hurmic, actuel maire de Bordeaux, et Valérie Murat, à droite de Marie-Lys Bibeyran). Photo : Alexandre Abellan.