Non en effet, puisque l’un comme l’autre m’apparaissent comme une espèce de privation de libre arbitre. Il m’a toujours semblé étonnant de vouloir circonscrire le désir de sobriété à un seul mois de l’année, dans une sorte de rituel collectif qui m’angoisse presque autant qu’une journée de team building, et derrière lequel je vois surtout un prétexte bien commode à faire tourner la juteuse industrie des boissons sans alcool. En ce qui concerne les appels aux excès dionysiaques, c’est encore autre chose, car la privation de liberté est ici plus intime, dans le sens où elle surgit le lendemain, et vous rend momentanément prisonnier de votre propre corps.
Vous racontez votre séjour dans le Midwest, où le puritanisme anglosaxon juge la moindre consommation d’alcool… Une forme de sobriété contrainte que vous avez pratiquée avant d’opter pour une libre tempérance ?
En matière d’alcool, le « modèle » américain repose sur un paradoxe de taille, puisque son puritanisme affiché a tendance à générer l’effet exactement inverse, notamment du côté des plus jeunes : dès lors qu’ils échappent à la supervision parentale, la consommation d’alcool devient une forme d’exutoire, un mélange de rébellion adolescente et de remède à l’ennui. Pour ma part, cette sobriété contrainte était surtout due à mon statut d’étudiante à la fois mineure et étrangère, sur laquelle pesait la crainte d’être renvoyée en France manu militari !
Vous relevez dans votre essai deux interdits sociaux : la consommation de boissons alcoolisées de bonne heure et l’ivresse pour les femmes. Deux tabous contre lesquels vous entrez en résistance ?
Il ne s’agit pas exactement d’un esprit de résistance, mais d’une volonté de pointer du doigt l’absurdité de nos représentations : le fait que le moment de la journée prime sur la nature et la quantité d’alcool ingérée n’a pas vraiment de sens d’un point de vue physiologique, et un verre de vin blanc siroté sur les coups de 11h de retour du marché sera bien moins dommageable que d’enchaîner cinq negronis passé 22h… Pour ce qui est de l’ivresse féminine, il s’agit là encore d’un biais psychologique intériorisé par les deux sexes, consistant à interpréter différemment des comportements similaires en fonction du genre. Une femme s’autorisant à danser sur les tables va provoquer un sentiment de désapprobation, de gêne, voire de pitié, tandis qu’un homme sera simplement considéré comme un joyeux luron !
J’ai en effet le sentiment que toute forme de lâcher-prise fait désormais l’objet d’une diabolisation de plus en plus oppressante. Si je ne désapprouve absolument pas le fait d’interdire l’alcool au volant ou de fumer dans l’avion, il me semble que l’on tend à confondre le fait de boire un innocent verre de vin avec l’alcoolisation pure, qui sont deux démarches résolument différentes, la première relevant d’un rituel social, d’un symbole de convivialité à la française, tandis que la seconde entre dans le champ de la pathologie. Si l’on prend le temps de regarder dans le rétroviseur, on constate que la prohibition n’a pas franchement eut les effets escomptés, et je crains que les conséquences d’une interdiction radicale de toute consommation d’alcool soient propices à l’éclosion de bien d’autres dérives…
Le vin est-il le dernier psychotrope légal grâce à la culture occidentale ?
Dans un certain sens, oui, mais le terme de psychotrope consisterait à éclipser la dimension symbolique et culturelle du vin, qui n’est pas seulement une « substance », mais aussi un formidable champ de connaissance, et la possibilité d’une expérience sociale.
La déconsommation française agite le vignoble : voyez-vous le verre à moitié vide, la fin du vin comme produit culturel de masse, ou à moitié plein, le défi de la réinvention sociale et culturelle faute de transmission familiale traditionnelle ?
Sans vouloir tomber dans une forme d’élitisme, je pense que les excès des générations qui nous ont précédés doivent progressivement laisser place à une consommation plus consciente, et donc plus intellectualisée. Le grand défi de l’industrie du vin telle que nous la connaissons aujourd’hui sera de parvenir à se réinventer, à susciter la curiosité, à intéresser une jeune génération plus sensible aux enjeux de santé et d’environnement que ne l’étaient nos aïeux.
Dans la forme autant que dans le fond, vous refusez de laisser la culture classique du vin peser sur votre essai : pas de phrase de Dalí ou de Pasteur, pas de florilège de Baudelaire, pas de bons mots de Rabelais… Mais une citation de Waze : "vous quittez une zone de contrôle", la meilleure citation qui soit sur le vin ?
Assurément, mais si j’ai quelques doutes sur le second degré effectif de cette formidable application. Si je devais choisir une citation littéraire parfaitement à l’image de ma représentation de l’ivresse, ce serait celle de Marguerite Duras : « Sur le moment vous ne savez pas, vous êtes bien ».
Vous venez de mettre fin à vos responsabilités éditoriales au Figaro Vin, qu’est-ce que cela change pour vous et votre travail de journaliste ? Quels sont vos prochains projets d’essais/d’ouvrages ?
Je suis entrée au Figaro Vin avec une double mission, officielle et officieuse. La première était de moderniser l’image de ce média de référence, de rajeunir et d’élargir son audience, tandis que la seconde, en mon for intérieur, était aussi d’être une sorte de cheval de Troie, et de mettre en lumière des vignerons et vigneronnes qui me semblaient injustement ignorés, ainsi que de promouvoir une viticulture plus en phase avec le goût de l’époque, et un langage plus accessible. J’ai fini par réaliser que ces deux missions n’en étaient finalement qu’une seule, et j’espère l’avoir remplie du mieux possible. Au fil des ans, mes fonctions de responsable éditoriale ne me laissaient plus le temps nécessaire à la réalisation de mon travail de journaliste, qui selon moi consiste davantage à être dans les vignes, à penser et à écrire que d’être dans un bureau. Ce fut un choix difficile, car le Figaro est une maison pour laquelle j’éprouve un immense sentiment de reconnaissance, qui a compris ma décision, et pour laquelle je vais continuer d’écrire. En abandonnant mes fonctions de management, je renoue avec ma véritable vocation. Et puisque le succès de mon premier livre me condamne à triturer les délicieux tabous de la société française, le second portera sur… l’infidélité.
À quand remonte votre dernière promesse : "je ne boirai plus jamais" ?
À demain.
Une dernière question : éteindriez-vous encore les phares pour éviter un contrôle d’alcoolémie par la police ?
Hélas, même si je remercie l’examinateur qui aura eu l’inconscience de me délivrer mon permis, je pense avoir atteint ce que ceux qui refusent de vieillir appelle l’âge de raison.