t vous, que pensez-vous du vin en biodynamie ? Pensez-vous qu’il faille défendre une viticulture vertueuse, en ayant avez déjà le poil qui se hérisse à l'idée de lire la moindre critique ciblant le génial Rudolf Steiner ? Ou en êtes-vous un fervent contempteur, cherchant de nouvelles occasions de rager contre une pseudoscience agricole tenant du dogme sectaire ? Passée du prosélytisme à la déconversion, Camille B. partage dans un long témoignage anonyme sa dizaine d’années dans la biodynamie. Recueilli et mis en forme par l’Union Nationale des Associations de Défense des Familles et de l’Individu Victimes de sectes, ce véritable journal intime « alerte sur le risque de s’engager dans un processus addictif de recherche pseudo-scientifique, éloignant de la réalité et faisant perdre la capacité de réflexion rationnelle » alerte l’UNADFI.
Citadine en crise de sens, Camille B. plaque son travail dans l’éducation pour un « retour à la terre » et devenir saisonnière dans le vignoble, enchaînant les vendanges et se laissant séduire par la « philosophie new age » d’un monde interconnecté qu’elle perçoit dans la biodynamie. Ayant « l’envie d’y croire », elle se consacre exclusivement à la biodynamie* et s’intéresse de plus en plus à son père fondateur, Rudolf Steiner, le créateur de l’anthroposophie et auteur des cryptiques Cours aux agriculteurs de 1924. Face à ce salmigondis, la jeune saisonnière cherche « un interprète, quelqu’un qui a lu et compris Steiner et qui pourra pour moi être un guide ».


La biodynamie ne manquant pas de vignerons charismatiques, elle travaille en vallée du Rhône pour « un sacré poète » qui « arpente tous les matins ses parcelles de vignes avant que nous les vendangions pour "prévenir" les ceps, par la méditation, que leur journée serait particulière mais qu’ils seraient soulagés de leurs raisins ». La jeune saisonnière entend ainsi parler durant ces années de « l’existence d’êtres magiques qui se promènent dans la nature et aident les plantes à pousser (les korrigans), les cornes de vaches directement reliées aux astres par des forces éthériques, la présence d’archanges dans les caves à vin, les moucherons qui transmettent des messages aux paysans, et j’en passe ».
Si les discussions avec d’autres saisonniers, hippies comme conspirationnistes, construisent la pensée de Camille B., elle souligne l’impact des producteurs en biodynamie au mysticisme plus au moins assumé. Elle relève ainsi chez un vigneron bordelais, que « chaque fois qu’il évoque une croyance anthroposophique, il ne l’assume pas et ne mentionne surtout pas le fait que ces élucubrations proviennent directement de Steiner ». Au contraire, un vigneron bourguignon explique à ses employés que « Rudolf Steiner était bien plus qu’un philosophe ou un visionnaire, il était clairvoyant. Il connaissait toutes les réponses aux grands questionnements de ce monde, car grâce à la méditation il avait eu accès aux mémoires Akashiques [lui permettant] sans jamais les avoir pratiqués, de connaître tout de l’agriculture, de l’éducation, du théâtre, des arts, de l’architecture, de la médecine, de la politique, du passé, du présent, du futur… »
Au contact des « rock stars » de ce vignoble alternatif et après être devenue préparatrice en biodynamie (qualifiée de « sorcière » par ses collègues « trop cartésiens »), Camille B. déchante progressivement. Si elle trouve intéressant le travail sur « les tisanes, purins et autres décoctions de plantes », elle dévore les trois albums de bande-dessinée Cosmobacchus de Jean-Benoît Meybeck et pour elle « c’est une claque ». Un vrai nettoyage à secte : « j’étais dans quelques croyances de surface (les énergies telluriques, le karma, la mémoire de l’eau, le pouvoir de la méditation, l’Akasha, les corps éthériques…), la pensée folle et tordue de Steiner m’avait échappé (la croyance en un Christ cosmique incarné dans le Soleil, que la Lune est composée de cornes de vache vitrifiées, que notre monde est régi par des puissances nocives, des démons appelés Ahriman, Lucifer et Soradt…) ». Prenant le contrepied de sa dévotion à la biodynamie, ses praticiens et son fondateur, Camille B. ne s’intéresse plus qu’aux détracteurs de Rudolf Steiner en particulier et de l’anthroposophie en particulier. Elle indique passer des « zozotéristes » aux zététiciens (rationalistes remettant en cause toute affirmation).
« Ce qui me met autant en colère, ce n’est pas le fait qu’ils aient des croyances qui me dépassent, mais qu’ils m’aient maintenue dans l’ignorance des dites croyances » critique Camille B., qui a désormais opté pour un autre prosélytisme : « je constate que la biodynamie est un mode d’agriculture très méconnu, autant des personnes qui l’encouragent que de ceux qui la critiquent. Les uns y voient une agriculture saine, plus bio que bio, "un truc avec la Lune" pratiqué par des agriculteurs éclairés tandis que les autres y voient une pratique magico religieuse absurde et inefficace ». De son expérience personnelle, Camille B. conclut que la biodynamie avance masquée en évitant de détailler ses fondements occultes, pour mieux promouvoir au final un mode de pensée anthroposophique.


Nul doute que les partisans de Rudolf Steiner critiqueront cette présentation d’une viticulture cachant ses savoirs et ses pratiques aux profanes (voir encadré). Les cahiers des charges affichant la couleur en détaillant les demandes en la matière (par exemple, « le vigneron doit établir une relation avec le vivant sur son domaine, notamment avec les levures et les bactéries » indique Demeter). Au-delà de recettes publiques et des pratiques certifiées en transparence, les défenseurs de la biodynamie regretteront aussi les généralisations tirées par une personne visiblement fragile, en quête de réponses définitives. Mais on trouve bien parmi les pratiquants de cette viticulture alternative des techniciens dûment diplômés pour qui l’utilisation d’outils de biodynamie ne vaut pas caution des explications ésotériques avancées par Rudolf Steiner. Un recours qui validerait encore moins ses autres écrits (dont l’anthroposophie). Pour Camille B., « aujourd’hui, je trouve non pas inadmissible mais incohérent qu’on puisse soutenir la biodynamie sans savoir qui était Steiner et quels concepts farfelus voire dangereux il a imposé à ses disciples ». Peut-on séparer l’homme du grand Å“uvre ?
* : Face à des vignerons conventionnels, « je suis méprisante, véhémente et même parfois grossière. J’ai honte aujourd’hui de mes leçons de vie prodiguées aux paysans en fin de carrière, qui devaient vraiment me voir comme une “petite conne” moralisatrice. Et ils avaient raison ! »
Contacté par Vitisphere, le Mouvement de l’Agriculture BioDynamique (MABD) n’a pas réagi à date de publication, mais a déjà pris position récemment sur des accusations similaires. Le 21 novembre 2022, le MABD et le label Demeter regrettaient dans une tribune que « ces derniers temps une succession d’articles*, d’émissions et de publications qualifient l’agriculture biodynamique de non scientifique, d’ésotérique, voire de pseudo agriculture fondée sur des croyances ». Ne répondant pas à la critique émise, les organisations rejettent « ces accusations négatives et mensongères envers une méthode agricole actuelle et rigoureuse, reconnue par la réglementation bio européenne » et proposent « un appel à soutien qui a déjà été signé par des personnalités et organisations de divers horizons, qui tiennent à réagir à ces dénigrements ».
Sur son site, la certification Demeter précise que « la biodynamie est une agriculture ouverte sur le monde et non un mouvement sectaire » après des émissions critiques fin 2021 (C ce soir sur France 5 et Grand bien vous fasse sur France Inter). Pour la démarche labellisée, « les arguments utilisés sont toujours les mêmes – agriculture cachant une idéologie sectaire, pseudoscience, pratiques d’un autre âge, etc. – visant ainsi à discréditer cette pratique agricole », alors que « les pratiques biodynamiques, même si certaines comme les préparations biodynamiques peuvent surprendre au premier abord, sont tout à fait transparentes. Par exemple, la bouse de corne souvent citée est un activateur destiné à diriger les processus microbiens du sol. » De même, « d’autres aspects plus intimes souvent qualifiés d’ésotériques sont de l’ordre de la recherche personnelle et ne correspondent à aucune obligation dans les cahiers des charges. Ainsi, certains biodynamistes observent l’influence des positions de la lune et des astres sur les cultures » pointe Demeter, glissant que « d’autres s’intéressent à l’approche sensible de la nature et aux êtres élémentaires de la nature, encore une fois sans prosélytisme, libre à chacun de s’y intéresser ou non ».
* : « La biodynamie bénéficie régulièrement d’une bonne presse dans les médias » précise la tribune, citant un article d’Ophélie Neiman dans le Monde et le dossier "Biodynamie. La méthode qui change le vin" de La Revue du Vin de France en 2021. Au contraire, le vigneron Frédéric Mugnier descendait fin 2021 la biodynamie dans le Point.