Valentin Morel : Pour moi, ça évoque la formule « un autre vin est possible », en lien avec l’altermondialisme. Après, plus concrètement, ce sont aussi les vins issus d’hybrides. Et une autre manière de parler du vin, par le bas.
Vous vous êtes installé en 2014, dans le domaine familial, une reconversion pour vous. A quel moment avez-vous pris conscience que votre carrière de vigneron serait largement consacrée à l’adaptation au changement climatique ?Ce qui m’a frappé, c’est surtout l’enchaînement de superlatifs. Les drosophiles ‘jamais vues’ en 2014. La canicule de 2015, une ‘première’, en 2016 du mildiou ‘comme jamais’, en 2017 un gel historique’. Bon, on a gelé trois fois en cinq ans. Mais c’est surtout le gel de 2021, suivi par le suicide de cinq collègues vignerons, dont un que je connaissais personnellement, qui a provoqué une grosse remise en question. Je ne dis pas que les deux sont liés à chaque fois, mais quand même… Je me suis dit ‘il va falloir trouver un moyen’. Je suis d’un naturel assez anxieux, il fallait que j’apprenne à me départir de cette angoisse du pire scénario. Et aussi de cette injonction culturelle de ‘la souffrance au travail’, très forte dans le milieu.
Vous avez planté des vieilles variétés hybrides dès 2017. Une large part du livre est consacrée au récit de cette expérience et à la défense de ces vignes. Quel intérêt leur trouvez-vous dans le contexte de la crise écologique ?
Je ne dis pas que c’est LA réponse, mais une des réponses. Déjà tout simplement d’un point de vue du bilan carbone et des traitements en moins. J’ai une toute petite parcelle, avec six hybrides différents, deux rangs de chaque. Il y a 12 ares de vignes plantées en 2017 et productives, et 60 ares plantés en 2022. J’espère monter jusqu’à 1,5 ha, pour que ça représente 30 % de nos vins. Ça serait une bonne sécurité, une proportion qui permet de ne pas prendre des risques insoutenables et d’avoir des récoltes même quand ça gèle. En 2021, on a eu 11 hl/ha en moyenne, contre 80 hl/ha sur la parcelle d’hybrides. C’est trop d’ailleurs, mais il faut être pragmatique.
Je trouve qu’ils ont été injustement considérés. Je produis du vin du Jura bio et nature, qui a un succès commercial, donc je peux prendre ce risque, c’est vrai. Mais il faut dire aussi que le vin naturel a constitué une extension du domaine du goût… et les hybrides, c’en est une autre. Les restaurateurs étoilés avec qui on travaille, ça les intéresse ! Ils sont toujours en recherche de trucs nouveaux, uniques. Ils adorent, même quand le vin sent la fraise des bois. Mais de toute façon, qui est légitime pour dire si un vin avec ces arômes, considérés comme rédhibitoires, sont bons ou pas ? Les vignerons et les sommeliers ne sont pas les meilleurs juges, à mon avis. Après, je sais que c’est un sujet complexe, mais je m’en fiche de convaincre. Je propose une réflexion, pas un combat pour défendre les hybrides.
De grands passages du livre se concentrent sur la description minutieuse de gestes « banals » du vigneron, le maniement d’une pioche ou d’une embouteilleuse. Pourquoi raconter ça au ‘grand public’ ?
Ça m’agace cette vision fantasmée de la vigne qu’on voit partout. Je voulais raconter le métier de vigneron concrètement. Être vigneron, ce n’est pas prendre un verre et sentir s’il y a du cassis. Je me suis inspiré d’un courant de philosophie qui fait le lien entre travail manuel et intellectuel, quelque chose résonne avec mon histoire personnelle et familiale. Derrière ces gestes, il y a de la réflexion : quand tu pètes ton pulvé, et que tu réalises que tu es dépendant du mécanicien, quand tu choisis la pioche et pas les phytos… Voltaire disait "Il y a beaucoup plus de philosophe chez un cordonnier qu’à l’Académie". Et bien je pense pareil et aussi que c’est aux vignerons de parler de leur métier, pas à quelqu’un d’autre.
Vous abordez aussi les problèmes de fermentation liés aux selon vous au changement climatique…
La situation est grave. On ne s’en rend pas vraiment compte, mais il y a bel et bien un impact négatif du dérèglement climatique sur la fermentation. En plus, il y a plein de causes : plus d’alcool dans les vins, moins d’acide, moins de levures… Ça rend le phénomène très compliqué à comprendre. Mais il faut le dire avec une certaine gravité : parfois, le vin ne fermente plus. Et c’est hyper traumatisant : quand on pense avoir passé les obstacles climatiques, même en cuve on peut encore avoir des problèmes !
Mais c’est aussi parce que vous faites le choix de produire des vins "nature"…
Je ne sais pas quoi répondre à ça. Si la réponse qu’on me donne aux questions que je soulève, c’est ‘mets du soufre, mets des levures’, c’est comme dire au gars qui veut traverser l’Atlantique à la voile de mettre un moteur : c’est qu’on n’a pas compris la démarche. En plus, nous vignerons naturels qui vivons ce problème parce qu’on travaille « sans », on alerte les autres de quelque chose qui va leur arriver. Même certains collègues en conventionnel ont déjà eu des problèmes de fermentation récemment. Je ne sais pas si c’est un sujet tabou ou pas, mais il va falloir en parler.