es cépages hybrides reviennent dans nos vignes et nos discussions : quelle logique à cela ? Je propose ici une vision botanique et évolutive de leur statut, en tant que biologiste.
Apparus après le phylloxéra pour lutter contre cet insecte, les cépages hybrides descendent de parents appartenant à l’espèce Vitis vinifera (la vigne domestiquée au Moyen-Orient et en Europe) et à une espèce américaine (Vitis labrusca, V. riparia ou V. rupestris), voire asiatique (Vitis amurensis). Résistants au phylloxéra, les premiers hybrides ont été évincés au XXème siècle en faveur du greffage de cépages traditionnels sur des porte-greffes résistants au phylloxéra. En effet, ils présentaient des défauts aromatiques, et quelques-uns produisaient, dans certaines vinifications, du méthanol.
Mais ils n’ont pas totalement échoué ! Tous nos porte-greffes sont des hybrides, et l’Armagnac s’est même battu pour garder un hybride, le Baco blanc, pour ses qualités aromatiques.
On imagine parfois l’hybridation contre-nature, car ordinairement les accouplements se font entre individus de même espèce. Pourtant, des exceptions arrivent spontanément : les hybrides résultants sont parfois malingres ou non-viables, mais certains sont plus fringants et peuvent avoir un rôle majeur dans l’évolution. La plupart des espèces de fougères et de plantes sont ainsi issues d’hybridation, entre des espèces d’origine parfois disparues. Dans nos champs, les blés tendres (dont on peut faire du pain) sont des hybrides entre le blé dur (dont on fait des pâtes) et un aegilops ; nos fraises sont des hybrides entre une fraise de Virginie à petits fruit savoureux et une fraise chilienne à gros fruits peu sapides.
Même quand les hybrides sont peu viables, ils peuvent se reproduire avec des individus d’une des deux espèces parentales. Si cette descendance se croise à nouveau avec cette espèce-là, sur plusieurs générations, cela engendre des individus largement semblables à cette espèce parentale… sauf pour quelques gènes issus de l’autre espèce, hérités de l’ancêtre hybride. On parle alors « d’introgression » : les individus sont d’une espèce mais contiennent quelques gènes venus d’une autre.
Vous et moi illustrons l’introgression : notre génome comporte 2 % de gènes d’hommes de Néandertal. De lointains ancêtres à nous étaient des hybrides entre Homo sapiens et Néandertal : ils nous ont notamment légué des gènes… de résistances aux maladies virales. Pareillement, les souris d’Europe sont devenues résistantes aux raticides grâce à un gène venu par introgression d’une espèce du sud, Mus spretus. Dans l’introgression, le temps récupère quelques gènes utiles, dans un génome massivement semblable à l’une des espèces de départ.
Vous, moi, les souris, les plantes… descendent d’hybrides qui ont permis une introgression de gènes venus d’autres espèces, pour le meilleur : l’adaptation !
La sélection actuelle vise moins des cépages hybrides que des introgressions de V. vinifera afin de récupérer des adaptations des espèces de vigne exotiques. Pourquoi ?
Nous sommes confrontés à une triple pression (de sélection, dirait un biologiste de l’évolution). Les maladies adaptées à nos cépages (oïdium, mildiou, black-rot, flavescence…) exigent une lutte coûteuse. Certains veulent moins de pesticides : vignerons, riverains et consommateurs, qui, à tort ou à raison, en craignent les résidus. Enfin et surtout, le climat change : la récolte du Riesling alsacien a avancé d’un mois en 30 ans, et ce n’est qu’un début ! Derrière les vendanges plus précoces se profilent des maturations en climat plus estival, qui modifient l’acidité des moûts, la nature des tannins et la coïncidence des maturités alcoolique et tannique. Cette coïncidence fait pourtant l’adéquation d’un cépage à un terroir.
Face à ces contraintes intenses et multiples, il faut sélectionner des cépages en partant d’un vaste réservoir de diversité. Cela inclut les nombreux ‘clones’, ces variants des cépages classiques de V. vinifera, et les cépages modestes (abandonnés notamment après la crise phylloxérique). Il y a aussi la monumentale diversité des cépages étrangers. Ces provenances et leurs croisements représentent néanmoins une diversité limitée, et n’apportent que peu de gène de résistance aux maladies. Leur gamme de variation est réduite face à l’intensité du changement climatique.
Il ne faut négliger ni les cépages traditionnels, ni les cépages hybrides, existants ou à naître - en particulier ceux qu’on devrait plutôt appeler cépages introgressés, tant ils sont pour l’essentiel fait génétiquement de V. vinifera.
Rappelons-nous ce qu’est le vin : une qualité, un plaisir, une richesse sensorielle. La dégustation reste le juge de paix absolu. Le vin n’est en rien une façon de sanctifier une illusoire pureté génétique de la vigne : il résulte d’une adéquation d’un cépage à un terroir, qu’il ne faudra jamais sous-estimer.
Si, avec 2 % de gènes néandertaliens, nous nous sentons Homo sapiens, alors des cépages comme Artaban, Floreal, Vidoc ou Voltis, introgressés avec 1,5 % de gènes américains, peuvent être considérés comme des V. vinifera : c’est le sens de la récente décision de l’Office Communautaire des Variétés Végétales, déjà commentée sur ce site.
L'origine génétique n’est rien en elle-même : le Gouais, vieux cépage pur vinifera, donne des vins médiocres. Méditons la leçon des évolutions spontanées des espèces, dont la nôtre : elle raconte comment l’introgression capture des qualités d’une autre espèce. Elle nous susurre, dans l’adversité, qu’il est vital de recueillir ces millions d’année d’évolution qui ont ciselé, dans une espèce voisine, des aptitudes qui manquent cruellement à l’espèce receveuse.