Je me laisse deux à trois ans. Si je n’y arrive pas, je me séparerai de mon vignoble », annonce, d’une voix calme et posée, Pierre-Jean Brunet, 33 ans. En 2018, ce vigneron a repris château Gaillot-Fournier à Tizac de Curton,18 hectares en AOC Bordeaux et Entre-Deux-Mers. Depuis, son chiffre d’affaires a baissé de 40 %, entraîné par la mévente du bordeaux rouge.
Pierre-Jean Brunet vend bien ses blancs. Mais il en manque. La seule éclaircie vient de l’IGP Atlantique qu’il lance à son arrivée produisant 120 hectolitres d’un rouge léger, sur le fruit. En 15 mois, il vend cette cuvée aux particuliers et via un grossiste pour le CHR. En 2019, il n’en produit que 70 hl du fait d’une petite récolte. Idem en 2020. En 2021, il fait l’impasse : « Après le gel de l’an dernier, j’ai privilégié l’AOC Bordeaux. Je pensais qu’elle s’écoulerait. C’était une erreur », lâche Pierre-Jean Brunet qui n’a encore rien vendu des 250 hl de bordeaux rouge qu’il a récoltés l’an dernier pour ses marchés vrac.


A Sainte-Eulalie, Jannick Ballion, 57 ans, propriétaire du château Les Bedats Bois Montet, AOC Bordeaux supérieur et Côtes de Bordeaux, est au pied du mur : tout arrêter, laisser les 18 ha de vignes à l’abandon, ou injecter des fonds propres dans l’exploitation ? « Je n’ai pas encore tranché mais c’est dramatique », confie-t-il. La propriété qui écoule 90 % de sa récolte en vrac, a essuyé le gel en 2017 (80 % de récolte perdue), en 2021 (60 % de perte) et en 2022 (25 %). Son chiffre d’affaires baisse régulièrement : « il y a trois ans il était de 110 000 € contre 80 000 € sur le dernier exercice. Les charges ne cessent d’augmenter. Et j’ai 100 000 € de crédit à rembourser ».
Sur les 400 hl de bordeaux supérieur de la récolte 2021, 200 hl sont partis à 130 €/hl. Reste 200 hectos dans les chais. Et pas l’ombre d’un acheteur. Jannick Ballion en est au point de se demander comment il va s’acquitter de la facture de fioul dont il aura besoin cet hiver pour chauffer le logement du couple de salariés qui vit sur la propriété. « Je ne suis pas loin du dépôt de bilan. Je ne peux plus faire face aux charges », lâche-t-il.
Jannick Ballion a bien envisagé d’autres options. Vendre ? Les acheteurs ne se précipitent pas. Mettre en fermage ? La tendance est inverse. Arracher ? Il faut débourser entre 2 500 et 3 000 €/ha. Alors ne reste que les deux options : abandonner les vignes et licencier le couple de salariés. Une question morale qui le taraude. Ou injecter 60 000 € dans la propriété pour payer charges et salaires. Un scénario possible. Jannick Ballion est chef de projet dans l’industrie de l’eau tout en étant viticulteur. D’ici la fin de l’année, il aura tranché. Reste un goût amer : « Ce que je vis est un échec » confie-t-il. Un échec des instances professionnelles, aussi, qui « ont manqué de vision et d’anticipation » face à des « plantations à tout va ». Alors c’est décidé, il ne paiera ses cotisations au syndicat de Bordeaux que lorsqu’il aura vendu sa récolte 2022. « Ce n’est pas légal, mais je n’ai plus rien à perdre ».


Autre scénario pour Arnaud Burliga, à la tête des vignobles éponyme à Beychac-et-Caillau : il y a trois ans, il a arraché 15 ha de vignes sur 57 ha. Et il y a deux ans, il a arrêté les 12 ha de fermage qu’il détenait depuis 1984. « J’ai senti que la situation allait devenir intenable, alors j’ai anticipé même si cela a été difficile. En tant que fermier, j’avais le sentiment de faire faux bond au propriétaire. En tant que viticulteur, c’était dur d’arracher mes propres vignes ». Mais la réalité lui a sauté aux yeux : le prix vrac du bordeaux rouge ne cesse de dégringoler depuis 2017.
« Avec les 30 ha restants, et un seul salarié, le résultat financier est le même que lorsque j’exploitais 57 ha, avec moins de travail, et moins de charges », indique-t-il. Aujourd’hui, il vend sa production essentiellement en bouteilles dans le réseau CHR, dans des petits supermarchés et à l’export (20%). « Je m’en sors en faisant attention à tout et en réduisant les coûts au maximum », observe-t-il.
Plus aucun investissementA Sainte-Terre, Nathalie Escaiche, 53 ans, ne voit pas d’issue. « Je ressens du désespoir », dit-elle. Et pourtant cette viticultrice qui gère les vignobles Claude Escaiche, 17,5 ha en appellations Bordeaux et Bordeaux supérieur a su réagir. Sentant venir les difficultés, elle a décidé de vendre 7,5 ha sur pied en vendange fraîche dès 2018. Un marché qui s’est maintenu jusque-là. « De quoi m’assurer une trésorerie qui tombe rapidement. Si je n’avais pas fait ce choix, je serai en grande difficulté », reconnaît-elle.
Nathalie Escaiche vend 85 % des 10 ha restants en vrac et embouteille le solde. Son bordeaux rouge 2020 est parti à 78 €/hl. Le 2021 (117 hl) est toujours dans le chai. Il n’intéresse aucun négociant. « Pour l’instant je paye la MSA, le trésor public et les petits fournisseurs. Je ne suis pas dans le rouge parce que je ne fais aucun investissement. Moralement c’est dur », lâche-t-elle. Seule la créance qu’elle doit à son père, au titre du fermage, n’est pas assumée. La vente de toute sa récolte 2021 et 2022, lui amènerait une bouffée d’oxygène.
Nathalie Escaiche se dit prête à la laisser partir à 700 € le tonneau. A jeter l’éponge aussi. « Je voudrais vendre la propriété », lâche-t-elle. Sauf qu’elle est tiraillée. Son père, 87 ans, n’a aucune envie de se défaire de ses vignes. Il est là. Il participe aux vendanges, donne un coup de main pour nettoyer les bennes, pour rentrer la récolte dans le chai. Le dimanche, il n’aime rien moins que de se balader dans ses vignes … Sa vie.