Diane Cazaubon : Cette distinction est née de la thèse de maître Caroline Lampre en 1990. Elle a été la première à distinguer les marques domaniales de celles commerciales. Avec le Bordeaux de Maucaillou, le tribunal correctionnel de Bordeaux nous dit qu’il s’agit d’une marque domaniale ayant un objet commercial qui la rendrait illicite. Comme l'explique le professeur Ronan Raffray, il est permis d'imaginer la création d'une catégorie de marques hybrides "semi domaniales" ou "semi commerciales" ayant pour particularité de mettre en valeur le travail de l'équipe du château. Le tribunal correctionnel de Bordeaux ne s'est pas tout à fait rangé à cet avis La Cour d’Appel dira ce qu’il en est.
Tout l’enjeu pour la justice est de déterminer si ces vins de négoce suivent des pratiques commerciales trompeuses, réprimées par le Code de la consommation. Vous soulignez la difficulté de prouver la matérialité et l’intentionnalité de ces pratiques déloyales.
Ce qui m’a intéressé dans ce sujet, c’est l’approche philosophique du problème. On a l’impression que le tribunal correctionnel est appelé à une protection très solennelle et sacrée de l’AOC Bordeaux. Le tribunal se fait la police du vin pour lutter contre les abus qui touchent le marché mondial du vin. Dans le Code de la consommation, un article réprime les pratiques commerciales trompeuses en définissant la notion de "professionnel diligent". Le tribunal demande aux négociants d’être des professionnels diligents, qui connaissent les règles du droit des marques. L’article 6 du décret du 4 mai 2012 indique ainsi qu’un vin ne peut avoir le nom d’une exploitation que s’il figure sur la déclaration de récolte de l’exploitation.
Mais des notions restent difficiles à définir, comme celle de "consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé". Défendant le négoce Ginestet pour "le Bordeaux de Larrivet-Haut-Brion", maître Jean Gontier a déposé une Question Prioritaire de Constitutionnalité sur l’imprécision de la notion de "qualité substantielle" : il est vrai que l’on ne sait pas de quoi on parle concrètement…
En effet, on n’a jamais vu un consommateur se porter partie civile. Mais les textes visent la protection des consommateurs susceptibles d’être trompés, pas ceux qui le sont effectivement. Les magistrats doivent se référer à un modèle de consommateur abstrait. L’habilité des négociants doit exister, mais se conformer à la diligence du professionnel. Quand on voit le logo du "Bordeaux de Citran", il est quasiment identique à celui du cru du Médoc. De même avec les chartes graphiques des Bordeaux de Maucaillou et de Larrivet Haut-Brion, dont les visuels sont trop ressemblants avec la propriété [d’origine]. Toute la question est de savoir si le consommateur croira boire un vin de négoce ou le second vin d'un château réputé.
Cette question continue de se poser pour la marque Mouton-Cadet. Vous citez dans votre mémoire ce cas « un peu spécial, association bienvenue de deux noms fortement évocateurs dans le monde, celui du premier cru classé de Pauillac et plus encore du patronyme Rothschild ».
Cette marque est très hybride. Elle bénéficie d’une tolérance jurisprudentielle depuis l’arrêt de la cour de cassation en 2002. Liée à l’origine au cru (étant le second vin du château Mouton-Rothschild en 1930), cette marque existait avant les marques de négoce. Elle a été déclinée en mettant en avant l'honnêteté de ses assemblages. Il n'empêche. Beaucoup de "consommateurs moyens" croient boire le second vin de Mouton
Vous concluez que « le négoce doit réinventer ses marques ». La solution se trouve dans l’innovation, hors des marques domaniales ?
Pour pouvoir être vendus, les vins de négoce doivent trouver un nom noble, sans tomber dans un marketing pur et dur qui serait illicite. Innover c'est trouver une frontière attrayante entre le légal et l'illégal.
* : L'audience prévue ce 26 novembre a finalement été renvoyée au 3 décembre.