uel est le bilan de la campagne des primeurs 2024 ? Est-ce que la frustration domine, alors que les prix ont été réduits substantiellement et que la demande n’a pas suivi ?
Philippe Tapie : Évidemment, le bilan n’est pas bon. Il n’y avait pas de clients au rendez-vous, que les choses soient bien claires, même si la propriété a fait ce qu’il fallait dans la plupart des cas. Sans faire un cours de géopolitique, rappelons le contexte : les États-Unis ont été très absent du fait des interrogations qu’ils se posent (et se posent toujours, avec une réponse peut-être d’ici le premier août, peut-être pas), l’Asie est à l’arrêt, l’Europe est en phase d’instabilité. Dans la liste de tout ce qui ne va pas, on empile les situations comme on ne l’a jamais vu.
Mais il faut arrêter de regarder les choses du mauvais côté et essayer de trouver des signes positifs. Regardons devant nous. Quand je fais le bilan de cette campagne des primeurs, nous n’avons peut-être pas assez parlé du millésime pour expliquer ces vins qui tiennent parfaitement la route et correspondent en tout point à ce vers quoi doit tendre Bordeaux. Ce millésime 2024 a été enterré avant l’heure par certains journalistes, alors qu’il est de bonne facture. Dans notre communication, nous nous sommes focalisés sur un millésime de lutte et le nombre de passages en vignes… C’est vrai, et je ne minimise pas le travail au vignoble, mais nous n’avons pas assez mis la qualité du vin en avant auprès des consommateurs.
Pourtant, il y a une eu en amont une communication inhabituelle, pour ne pas dire inédite, sur le millésime 2024 plusieurs mois avant les primeurs par le conseil des grands crus classés en 1855, l’Union des Grands Crus de Bordeaux, des courtiers…
Je reste convaincu que nous n’avons pas assez expliqué les choses. Cela fait partie des leçons à tirer. La deuxième chose pour moi est que je ne pense pas du tout que le système des primeurs soit fini, J’en ai ras-le-bol des détracteurs qui nous disent que le système est mort. Il faut revenir aux fondamentaux en donnant envie et en persuadant le consommateur qu’il va faire une bonne affaire.
Regardons vers l’avant avec optimisme. Si la météo continue comme ça et sans vouloir être trop prématuré, Bordeaux va vers un millésime exceptionnel, qui va faire du bien et remettre de l’envie. Qualitativement, 2025 pourrait être un nouveau grand millésime. Tout est réuni pour : une belle fleur, des grappes homogènes, des pluies ponctuelles pour redonner du peps à la vigne… On peut être raisonnablement optimiste et se prendre à à rêver que le 2025 donne envie à tout le monde. Avec un prix imbattable, cela pourrait relancer la machine.
Les primeurs 2024 étaient déjà censés cocher les cases d’un bon rapport qualité-prix, mais la difficulté est-elle de persuader les marchés que ces cuvées sont disponibles en stocks limités avec des prix qui vont monter ?
Les prix étaient bons dans leur ensemble. Mais le consommateur n’a pas soif : il était préoccupé par d’autres choses, il n’avait pas envie d’acheter cette année, il n’était pas convaincu par l’intérêt… Les fondamentaux n’étaient pas au rendez-vous. Essayons de regarder devant, demain la situation peut s’améliorer. On ne peut pas passer notre vie dans un monde en conflit, avec des taux de change négatifs… Bordeaux reste Bordeaux. Je crois que le bilan négatif de la campagne va au-delà des ventes en primeur ou du produit, nous avons eu un alignement de difficultés à point qui n’avait jamais été égalé.
Combien d’étiquettes sont-elles sorties en primeur 2024 ? Combien ont fonctionné ?
Autour de 300 étiquettes ont été mises en marché. À peine 30 ont fait leur affaire en vendant 100 % de ce qu’elles ont mis en marché au prix fixé.
Vous parlez de retour aux fondamentaux pour les primeurs, on voit qu’il s’agit déjà d’un retour au périmètre des étiquettes les plus prestigieuses.
Finalement, ne se sont vendus que les incontournables et les essentiels. On parle des premiers grands crus classés et des marques désirées sur le marché. Il en reste 30, et je suis peut-être encore généreux en disant 30. Aujourd’hui, la réduction du périmètre est liée au fait qu’il n’y ait pas de marché. L’absence de la grande distribution lors des achats en primeur concerne tout le milieu de gamme, ce qui a un très grand impact sur la campagne. Il y a une bonne chose dans le malheur que l’on vit. Cela recale les choses pour tout le monde. Les prix sont réétalonnés et reviennent dans la zone de distribution et plus de spéculation. Des dérives se corrigent. Cela devrait favoriser une reprise de l’activité, qui repartira quand tout le monde sera recalé.
Pour repartir, faudra-t-il encore des baisses de prix (-20 % en 2024 par rapport à 2023, déjà en baisse de 22 % par rapport au très valorisé 2022 d’après l’agence Wine Lister) pour être sûr que les primeurs 2025 fonctionnent ?
Je n’ai pas de boule de cristal. Il faut reprendre les choses dans l’ordre : reparlons du produit, du profil du millésime, d’une séquence. Ne perdons pas notre semaine des primeurs qui est indispensable. C’est un rendez-vous inscrit dans le marbre pour que nos clients viennent nous voir et goûter les vins. Nous parlerons des prix après. Le gros du travail est fait en termes de repositionnement. Certains sont encore décorrélés, d’autres sont au juste prix. Remettons la machine en route en se focalisant sur les fondamentaux. Et croisons les doigts pour qu’une météo clémente nous offre de belles vendanges.
Dans un récent rapport, la plateforme Liv-ex estime que si "l'attrait à court terme de l'achat de vins en primeur s'est estompé, la réputation de Bordeaux sur l’élevage et la valeur des vins à long terme perdure". Au-delà du contexte géopolitique, le poids des stocks change-t-il la donne en recentrant les grands crus sur le marché livrable ?
Je ne le crois pas. Les primeur sont un élément différenciant de Bordeaux qu’il faut conserver, Cela n’empêche pas de créer un instant dédié livrable. Nous pourrions créer un moment de focus en septembre sur les millésimes livrables. On me dit que c’est un moment dédié aux vins étrangers. Il est vrai que cela a été une mode, mais elle a été éphémère et n’a plus lieu d’être, à part pour les vins étrangers essentiels qui marchent. Pourquoi ne pas se réapproprier les millésimes livrables ? Mais je ne crois pas à la fin du primeur. Mais entendez-moi bien, je suis pour que l’on réforme les primeurs. Peut-être sur un périmètre plus restreint, avec plus de modération pour un système profitable et non spéculatif pour le client.
Est-ce que les idées de réduire l’accès aux primeurs aux seuls premiers vins ou de revoir les marges des intermédiaires, comme les courtiers, sont toujours à l’étude ?
Il y aura des discussions entre les familles de Bordeaux, la propriété, le négoce et le courtage. C’est un socle à conserver. Nous allons de toute façon de plus en plus développer les livrables, c’est une évidence avec les stocks que nous avons.
Il reste un éléphant dans la pièce : maintenant que les primeurs 2024 ont acté une baisse importante des grands crus, est-ce que les livrables vont devoir suivre ? Le millésime 2022 était sorti à des niveaux très élevés, craignez-vous une spirale de réduction à la casse ?
C’est à nous de nous adapter au marché, pas l’inverse. Quand le prix bon, on vend du vin et les gens ont toujours envie d’acheter. C’est la loi du commerce. Il faudra réguler à un moment. Ça se fera dans la douleur, mais c’est obligatoire.
Avec des stocks importants, au négoce et à la propriété, une réduction des prix sur les stocks peut-elle faire craquer une place Bordeaux déjà fragilisée économiquement ?
Nous sommes tous en souffrance. Dans le négoce, les sociétés ont une capacité de résistance plus ou moins forte, ont plus ou moins capitalisé et ont parfois de grands groupes derrière. Chacun, à son niveau, fait face aux difficultés. Nous avons démontré la capacité de résilience du négoce à Bordeaux, même si ça va mal et que l’on souffre, nous sommes encore là ! La différence dans cette crise est que la propriété va de plus en plus se trouver en souffrance. C’est hélas une nouveauté. Chacun étant concerné, c’est à nous tous de discuter pour s’en sortir. C’est ensemble que l’on va trouver des solutions. On ne peut plus continuer à tirer la couverture chacun à soi, il faut travailler main dans la main.
Comment maintenir un esprit collectif quand individuellement les clients mettent sous pression et en compétition les négoces pour avoir la meilleure réduction sur leurs achats ?
Cela s’appelle tirer vers le bas. Il faut que le négoce reprenne confiance en lui et arrête la course à la baisse des prix et remises. Moi-même, des clients m’ont demandé une remise lors des primeurs, j’ai refusé et ils sont revenus pour leurs achats. Il faut remettre tout le monde en confiance, à commencer par le client final. Quand la confiance sera rétablie, il n’y a aucune raison que cela ne marche pas, nous n’avons jamais fait autant de bons vins à Bordeaux et vous pouvez me croire que ce n’est pas fini ! La tâche est rude, mais on va se battre. On fera ce qu’il faut entre nous pour relever la tête ensemble, la propriété, le négoce et le courtage.