près une nouvelle campagne des primeurs décevante pour le millésime 2023 ce printemps 2024, les grands crus de Bordeaux se mobilisent pour communiquer sur les qualités de leur millésime 2024 qui sera présenté lors de la semaine des primeurs, du lundi 14 au jeudi 17 avril 2025, avant d’être mis en marché. Cette fin d’année, le conseil des grands crus classés en 1855 communique ainsi pour la première fois une note de synthèse précoce sur les « premières impressions du millésime 2024 » en refaisant un match viticole qui n’aura pas été de tout repos mais « les équipes ont géré » et le vin peut commencer à exprimer son identité : « ce millésime commence à dessiner sa signature = sur le fruit, bel équilibre, dans l’air du temps… » Ayant sollicité six pontes du conseil œnologique*, le conseil de 1855 a même ouvert une chaîne YouTube pour incarner ces avis sur le nouveau millésime.
En n’attendant plus la semaine des primeurs d’avril et ses publications de notes de dégustations, les crus classés du Médoc et de Sauternes changent de stratégie : prendre en main la communication en amont pour que l’image du millésime à venir soit travaillée sur le long-terme. Il faut dire que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, l’absence d’un critique faisant la pluie et le beau temps se faisant sentir depuis le départ de Robert Parker.
Président de l’Union des Grands Crus de Bordeaux (UGCB), Ronan Laborde signe chaque année une note d’information sur le millésime dès la fin octobre. Un point succinct désormais renforcé par celui 1855 pour faire monter l’intérêt pour le nouveau millésime et rendre incontournable le rendez-vous de la semaine de dégustation en primeurs. « Sur un millésime challengeant**, Bordeaux montre qu’il est capable de produire des vins de qualité avec régularité et constance, avec des profils et des aromatiques de haut niveau » souligne Ronan Clinet. Affichant la sérénité des vieilles troupes en revenant aux bases de la qualité des vins, les grands crus ne peuvent voiler la fébrilité qui se sent dans les derniers rapports circulant sur la place de Bordeaux.
Dans sa dernière étude qualitative auprès de 53 opérateurs internationaux des grands vins, l’agence Wine Lister (groupe Figaro) indique que seuls 5 % de ces opérateurs influents voient la communication sur les qualités du millésime comme une stratégie rendant incontournable la semaine des primeurs 2024. Si certains sondés semblent enterrer les primeurs de Bordeaux (« ils ont tué la poule aux œufs d’or » tacle un grossiste anglais), d’autres proposent de changer la formule de la semaine de dégustation (plus de centralisation des dégustations, la présence de célébrités, la mise en avant d’anciens millésimes…). Concernant la campagne de mise en marché elle-même, l’étude de Wine Lister rejette le statu quo pour proposer de revoir en profondeur la copie.
À commencer par la réduction du nombre d’étiquettes mises en marché : avoisinant les 300 cuvées, le marché serait à réduire drastiquement pour éviter l’effet masse alimentant le désintérêt. « Limitez les sorties à seulement 50 icônes et marques de rêve » conseille un spécialiste du Moyen-Orient. Pour ces experts, l’enjeu clé est la communication avant même le rendez-vous de dégustation sur des réduction de prix allant de 30 à 50 % pour relancer la demande. Des demandes émanant d’importants négociants bordelais, l’un d’eux indiquant qu’« il faut remettre un peu de spéculation dans les primeurs. Avec des prix bas et le message que l’on peut encore gagner de l'argent avec Bordeaux. Ce message s’adressant à toute la chaîne, jusqu’au client final. » Pour un distributeur britannique, il faut « réaliser que proposer des vins à prix d’articles de luxe n'est pas le moyen d'attirer une nouvelle génération de clients ».
Si les critiques appellent à la refonte du modèle, ses bases restent saines pour l’UGCB qui appelle à entrer dans une nouvelle ère sans perdre les fondamentaux. Soulignant que la réduction du nombre d’étiquettes sorties va se faire naturellement, Ronan Laborde évacue le sujet des prix qui ne peut être évoqué sérieusement pour lui en décembre, d’autant plus face aux incertitudes géopolitiques et économiques (notamment l’évolution des taux d’intérêt pour le portage des stocks). Pour la campagne passée des primeurs 2023, le propriétaire de Pomerol reconnait que la mise en marché a été globalement laborieuse et lente, mais « quand on regarde les chiffres finaux, ce n’est pas si mal. On parle de 50 étiquettes qui vendent à 100 % en primeurs, c’est un système atypique et remarquable ! Il y a derrière des propriétés vendant 80 à 90 % de leurs vins en primeur. C’est plus brutal pour celles passées de 100 à 25 % ou moins de leurs ventes en primeur. »
Voyant dans cette résilience d’une partie des grands crus un signal positif dans un environnement macroéconomique aussi défavorable qu’anxiogène***, le président de l’UGCB affirme que « la confiance demeure pour les étiquettes qui offrent de la désirabilité ». De quoi nécessiter pour les propriétés, les courtiers et les négociants de renforcer le positionnement singulier de chaque cru auprès de la distribution et des consommateurs : « c’est en marche, je suis optimiste. Notre système commercial est remarquable, il faut l’ajuster et le cornaquer pour garantir des vins de qualité au meilleur prix et donner l’intérêt à acheter. »
* : Soit Éric Boissenot (laboratoire œnologique Boissenot), Julien Viaud (Rolland & Associés), Simon Blanchard (Stéphane Derenoncourt Consultants), Thomas Duclos (Oenoteam), le professeur Axel Marchal (Institut des Sciences de la Vigne et du Vin) et Valérie Lavigne de réaliser :
** : La note de l’UGCB relève « un millésime épique » avec sa forte pression mildiou. « Cette année restera durablement dans les esprits, pour les vignerons », alors que pour les consommateurs, « 2024 confortera la tendance contemporaine, engagée chez les grands crus, à accomplir des vins séduisants, et prêts à déguster, dès leur prime jeunesse. »
*** : D’après les données des Douanes sur les exportations de vins de Bordeaux valorisés plus de 22,5 euros la bouteille, les grands crus girondins ont expédié 1,23 milliard d’euros de vins pour 15,16 millions de bouteilles (-16 % par rapport à la période précédente). Premier marché en valeur, la Chine (incluant Hong-Kong et Macao) atteint des niveaux bien inférieurs au passé (20 % de la valeur exporté, quand cette part était de 47 % en 2016). Désormais première destination en volume, les États-Unis augmentent aussi fortement en valeur (18 %). Sur cette période, les grands crus bordelais pèsent pour 55 % des exportations de vins français à plus de 22,5 € (-3 points en un an).




