rix et primeurs cassés ? Cherchant leur rythme entre les jours fériés de mai, les sorties de grands crus de Bordeaux en primeur se suivent et se ressemblent par leurs baisses conséquentes des prix : ce 6 mai le château Cheval Blanc 2024 affiche 276 euros la bouteille ex-négoce « du jamais vu depuis 10 ans » rapporte la plateforme Liv-Ex (-29,5 % par rapport au millésime 2023 de l’ancien premier grand cru classé A de Saint-Émilion), ce 30 avril le château Angelus est sorti à 180 € au niveau du 2013 (-31 %) et ce 29 avril le château Lafite Rothschild est sorti à 288 € ex-négoce « revenant au prix de 2014 » (-27 % par rapport à 2023 pour le premier grand cru classé en 1855 de Pauillac). De quoi afficher des tarifs en primeurs inférieurs aux prix de marché, dans la lignée de l’exemple donné par le château Branaire-Ducru (grand cru classé en 1855 de Saint-Julien).
Une stratégie de réduction des prix attendue par les marchés et validée par la place de Bordeaux : « le négoce maintient que les domaines doivent proposer des réductions importantes afin de susciter la demande » indique à Vitisphere l’agence de conseil Wine Lister, rapportant le jugement d’un négociant bordelais de premier plan : « tous les vins qui ne sont pas encore sortis doivent s’assurer que leur prix est le moins cher du marché s’ils veulent espérer vendre. Pour établir le prix de sortie du 2024, il ne faut pas se fier aux prix de sortie précédents, mais tenir compte des prix du marché actuel, la nuance est importante. » Mais afficher des prix attractifs suffira-t-il pour réussir cette campagne ? Entre des stocks d’anciens millésimes toujours disponibles (avec des notes désormais validées et à des prix réduits pour les 2021 notamment) et une économie mondiale toujours plus incertaine (incitant à ne pas stocker), il semble ardu d’imposer l’idée que les vins proposés en primeur verront leurs prix monter où que leur accessibilité sera limitée dans le temps. Si la baisse des prix alimente bien des ventes sur la place de Bordeaux, ce n’est ni facile ni la folie dans le contexte économique actuel.


« Il y a une certaine frustration. Tout le monde a pris ses responsabilité et a fait ce qu’il faut » indique à Vitisphere un négociant bordelais, pour qui le problème ne vient pas de la filière cette année, mais d’un contexte économique forçant à la prudence. Pour ne pas dire une stratégie sécuritaire (les stocks n’étant plus finançables, les taux d’intérêt fragilisant négoces et propriétés trop chargés). Pour ce négociant, « nous n’en sommes qu’aux prémices de la mise en marché, mais nous avons le sentiment que celui qui va faire la campagne, le consommateur final, n’a toujours pas été informé de la sortie d’un bon millésime au bon prix. Tout le monde attend. »
Les primeurs de Bordeaux ne sont clairement plus dans un système d’immédiateté où à un prix de vente rendait l’achat obligatoire. « La période où le négoce vendait en une matinée l’intégralité de ses vins est révolu » pointe le directeur commercial d’un cru classé, pour qui les négociants doivent apprendre à tenir des campagnes primeur plus longues sans céder à la pression baissière des acheteurs : « la patience n’est pas la vertu de tous les négociants, qui sont mis sous pression par leurs acheteurs pour baisser les prix dans un esprit de compétition. Dans ce contexte il faut voir que la campagne se fait dans le temps long. Ce n’est pas lié au millésime, mais à un contexte tendu (économiquement, politiquement, géopolitiquement…). »
Mais « pourquoi sécuriser maintenant des achats de 2024, quand on pourra les retrouver au même prix dans 2 ou 4 ans et que l’on peut dès maintenant acheter des vins de 10 ans d’âge disponibles ? » pose Romain Grudzinski, le responsable Europe de la plateforme anglaise Liv-Ex. Pour l’expert, les prix 2024 sont trop peu attractifs pour que l’achat s’impose dans son immédiateté : « quand Mouton Rothschild sortait à 70 € en 2002, tout le monde en achetait pour stock comme on était sûr de ne pas pouvoir trouver moins cher. Il fallait confirmer dans les 6 heures les achats, aujourd’hui on a deux mois pour valider une offre. Les prix actuels font qu’il n’y a pas besoin de se jeter dessus, il faudrait aller encore plus bas. »
Après des baisses conséquentes lors des primeurs 2023 (après le rendez-vous manqué du millésime 2022), aller encore plus bas semble difficile à entendre dans des propriétés ayant vu leurs prix de vente flamber depuis les années 2000 (avec la forte demande chinoise de grands crus, désormais atone), ayant investi dans leurs outils de production (du tournant agroécologique dans le vignoble aux nouveaux chais cathédrales pour les vinifications gravitaires et parcellaires) et ayant payé cher la production du millésime 2024 (très tendu climatiquement, avec une forte pression mildiou). « On peut toujours imaginer aller plus bas, mais est-ce la seule façon de répondre au marché ? » grince-t-on dans une propriété.
S’il est difficile de connaître le coût de production d’un grand cru classé, il ressort que de plus en plus vendent à perte des lots pesant sur leurs stocks. Tandis que le négoce voit son soutien bancaire se réduire face aux coûts des immobilisations passées. Au-delà de la campagne des primeurs 2024, l’un des éléphants dans la pièce étant le devenir des stocks de millésimes 2022, d’une qualité jugée exceptionnelle, mais avec des prix clairement passés à côté des marchés. Si un afflux de lots du millésime 2022 sortent avec des tarifs revus à la baisse, le 2024 devra encore plus lutter pour attirer les acheteurs qui ont le dernier mot. Prix et primeurs cassés ?