omment le domaine Tariquet est-il arrivé à demander l’ouverture d’une procédure de sauvegarde auprès du tribunal de commerce d’Auch ce début d’année ?
Rémy Grassa : Ce qui a mis en difficulté le domaine, c’est la successions de mauvaises récoltes. Nous avons cumulé 1,3 récolte de perte en quatre millésimes successifs, de 2021 à 2024. Nous avons eu le mildiou, la cicadelle, les orages de grêle et les gelées (historique en 2021). Nous sommes propriétaires récoltants et nous dépendons de notre sourcing. Pour amener à maturité une récolte complète, nous devons investir 15 millions d’euros. En quatre ans, on voit le cash que l’on a pu bruler. Cela génère un endettement totalement improductif à rembourser sur un temps court (5 ans plutôt que 10).
Cette fréquence des risques climatiques nous a amené à mettre l’entreprise sous la protection du tribunal parce que l’on ne pouvait pas se permettre une nouvelle récolte difficile en 2025. Il fallait mettre la balle au sol pour pouvoir préparer le domaine à résister à tout nouvel aléas. Sinon, on se mettait potentiellement en situation de prédation, puisque l’on n’était plus capable de faire face seul et que l’on aurait été complétement dépendant d’une décision purement financière.
Quel est le montant de la dette du domaine Tariquet ? Y avait-il un risque de cessation des paiements ?
Notre dette se situe autour de 33 millions €. Soit l’équivalent d’une année de chiffre d’affaires quand nous avions suffisamment de vins pour assurer nos ventes. Cet endettement est à rembourser sur un temps court, la moitié étant générée par les pertes de récolte. Nous n’étions pas en situation de cessation de paiement, mais une année de plus sur ce type de conjoncture nous aurait amené à le risquer. Nous n’aurions plus été dans une situation préventive, mais curative, alors que nous voulons éviter le risque de prédation et continuer à conduire notre plan de retour à la performance.
Qu’entendez-vous par prédation : y avait-il un risque de rachat extérieur ?
Oui, il s’agit de ce type d’action. Forcément quand vous êtes en fragilité et que vous êtes dépendants de financements de banques à court terme, vous vous trouvez très rapidement contraint de négocier dans certaines conditions. Ce n’était pas le cas, mais on était inquiets.
Au-delà des baisses de rendement par aléas climatiques, quelles sont les autres raisons de vos difficultés : augmentation des coûts production, baisse généralisée des ventes et flambée de la compétition sur les prix ?
Aux aléas climatiques se rajoutent de nombreuses épreuves combinées, ce sont quasiment les sept plaies d’Égypte. Nous avons perdu des marchés faute de volumes, mais c’est un challenge de regagner des ventes dans un contexte où la consommation recule. Le contexte commercial est beaucoup plus difficile, les marchés se resserrent et sont de plus en plus disputés. Au-delà, la première surinflation de 2021 (à la sortie de la crise covid) et celle de la crise énergétique de 2022 (avec le conflit russo-ukrainien) ont eu pour effets des pertes de marges que l’on n’a jamais pu compenser, même par l’augmentation successive des prix (ce qui a créé des pertes commerciales). Si l’on cumule, l’ensemble de ces éléments nous a conduit à cette procédure pour pouvoir restructurer la dette et l’étaler sur un temps plus long.
La mise en sauvegarde du domaine Tariquet a frappé les esprits, la propriété étant connue et réputée. Cette procédure judiciaire a permis de rappeler qu’il s’agit d’une procédure collective d’anticipation pour garder des marges de manœuvre dans la gestion de son entreprise.
Beaucoup d’entreprises viticoles sont désormais concernées par les effets multiples et cumulatifs évoquées. Au début, je regardais [la procédure de sauvegarde] de manière inquiétante, me demandant si l’on se lançait dedans quelle serait la compréhension de la filière et des clients. Que serait leur regarde sur le domaine. Nous avons expliqué la procédure, pour lever l’amalgame qui peut vite être fait entre sauvegarde et redressement judiciaire.
Nos clients sont globalement compréhensifs, cela permet de remettre les choses dans l’ordre : nous sommes de vrais propriétaires récoltants. Nous avions beau le dire, parfois les gens ne s’en rendaient pas compte. Quand le sourcing ne suit pas, on ne peut pas corriger : acheter des vracs à droite ou à gauche en dessous du prix de revient. Il n’y a pas d’étiquette Tariquet sans le "domaine" devant, ça n’existe pas.
Nos fournisseurs d’intrants viticoles sont les compréhensifs, ils ont maintenu l’ensemble des conditions précédentes : les paiements à 60 jours fin de mois. Par contre, tout ce qui est fourniture de matière sèches pour le conditionnement (bouteilles, étiquettes…), on s’est retrouvé en paiement à la commande. Il y a un effet très important sur le Besoin en Fonds de Roulement (BFR), d’où l’importance d’anticiper une procédure de sauvegarde : s’il n’y a pas la trésorerie, on se trouve bloqué.
Si les procédures collectives essaiment dans le vignoble, on voit qu’elles touchent des entreprises ayant coché les cases pour bien faire, et réussir. Est-ce une forme d’injustice d’avoir investi pour l’avenir, techniquement et commercialement, pour en ressortir fragilisé ?
Je vais forcir le trait. Dans la filière viticole, on a été poussé, surtout par les intermédiaires professionnels, à avoir un temps d’avance, à rendre beaucoup de comptes et à laver plus blanc que blanc. Parce que le vin n’est pas un produit de première nécessité mais de plaisir, il faut démontrer que notre impact est le plus maîtrisé et raisonné possible. Forcément, si l’on s’impose un cahier des charges et des résultats, cela demande des investissements massifs et cela réduit le rendement à la vigne. L’effet ciseau est très important.
On pensait répondre à une attente du consommateur, mais au final ce n’est pas valorisé sur le marché et cela ne fait pas la différence. Peut-être parce que le consommateur est perdu, désinformé. Il ne sait pas faire la différence entre celui qui prend un engagement territorial à produire dans la vigne (avec les risques que cela comporte) et des acteurs dans le négoce qui profitent de l’image des vrais acteurs de territoire (jouant avec un nom de domaine sur une autre étiquette) en achetant en dessous du prix de revient économique (l’agriculture est le seul métier où le dumping est officiel) ce qui décapitalise le vignoble pour générer de l’opportunisme qui déstabilise la filière (nécessitant vignerons indépendants, caves coopératives et négociants dans chaque bassin).
Le deuxième problème est que l’on n’arrive pas à valoriser les engagements environnementaux. Le vin s’est retrouvé dans une bulle où il doit rendre des comptes, alors qu’il est concurrencé par la bière et les cocktail dont l’origine des alcools n’est pas aussi traçable. La filière a fait tellement d’efforts, est-ce que ça intéresse le consommateur pour le valoriser à son coût réel ? Cela ne veut pas dire qu’il ne faut plus poursuivre dans cette direction en veillant au triptyque eau, gaz à effet de serre et biodiversité. Il faut continuer à avancer en trouvant les bonnes clés de valorisation en attendant que la filière se régule.
Pour adapter l’offre à la demande, le vignoble français est en pleine campagne d’arrachage. Votre domaine comptait ce début d’année 1 125 hectares de vignes en production. Qu’en est-il ce millésime ?
Nous menons une grosse campagne d’arrachage. 70 hectares de vignes sont arrachés dans le plan d’aide national à 4 000 €/ha : on arrache les dernières rougnes, comme de vieilles parcelles historiques de très vieux baco en bout de vie. Nous arrachons plus tôt 40 hectares de parcelles dans le cadre de plantations anticipées. Il n’est plus possible d’avoir le luxe de produire en dessous des seuils de rentabilité. Avec la fin de l’arrachage en mai, on aura supprimé 110 ha de vignes. 10 % de notre production productive de vignes aura été éliminé. Notre but est de redescendre au point mort de rentabilité du domaine. En gardant les même aléas climatiques que les 4 dernières années, on gagne 5 hl/ha de rendement en moyenne, comme ces parcelles tiraient la production vers le bas. Mécaniquement, il y a un effet de rentabilité supplémentaire : +10 %. Sachant que parallèlement nous avons réalisé beaucoup de restructuration de vignes, le vignoble ayant une moyenne d’âge inférieure à 15 ans.
Après quatre années d’aléas climatiques, on ne peut pas se dire que demain ça ira mieux et que l’on reviendra à notre seuil de rentabilité de 65 hl/ha. En enlevant les parcelles arrachées, la moyenne de production de 2021 à 2024 est autour de 57,5 hl/ha. Alors que les bonnes années, nous étions plutôt entre 80 et 85 hl/ha (nous avons beaucoup de gros manseng par rapport au reste de la Gascogne). Il faut que notre domaine vive à 57,5 hl/ha. On construit ce plan de sauvegarde, en se projetant sur toute la chaîne : viticole, de vinification, d’assemblage et de vente sur les marchés. Il faut d’abord en sortir par le bas, en faisant des économies, rationnelles et techniquement cohérentes. Il faut ensuite sortir par le haut : en continuant à investir, à avoir des projets et à faire évoluer le domaine.
En réduisant de 10 % vos surfaces, allez-vous réduire d’autant votre personnel (115 salariés sont employés sur le domaine) ?
Nous restons sur l’optique d’un même nombre de postes, avec une organisation du temps de travail différente (moins d’heures supplémentaires et une organisation plus polyvalente des postes). Les économies sont mécaniques avec -10 % de surfaces de vignes. Il n’y aura pas de restructuration pendant trois ans comme notre vignoble est jeune : cela va réduire la main d’œuvre saisonnière pour la plantation de vignes. On a 115 permanents et 150 saisonniers qui viennent travailler de décembre à juillet.
Le pilotage du domaine évolue-t-il ou reste-t-il 100 % familial ?
La gouvernance demeure familiale. Avec mon frère Armin nous restons directeurs généraux du domaine. Notre père, Yves, est venu nous soutenir à la présidence (prenant la suite de notre tante, Maïté) comme jeune retraité (après 20 années de recul). Avec son expérience, c’est un super message positif pour l’entreprise.
Concernant votre stratégie commerciale, évolue-t-elle ? Notamment en ce qui concerne la grande distribution (GD)…
Nous avons repensé l’organisation de l’équipe commerciale, qui est plus regroupée et permet plus l’implication famille pour gagner en réactivité et pilotage. Nous avons de bons résultats depuis l’été 2024. Le début 2025 est en légère progression. 70 % de notre activité en France se fait sur le réseau traditionnel (cavistes, épiceries fines, grossistes et Cafés, Hôtels, Restaurants, CHR). Nous avons toujours eu de nos vins revendus en GD par des grossistes. Le seul acteur avec qui l’on travaille c’est Monoprix. Nous n’avons jamais voulu travailler en direct avec la GD parce qu’il est trop dangereux être très dépendant d’enseignes.
Dans les années 1980, la crise de l’Armagnac a conduit à l’invention des Côtes de Gascogne. Quel sera la planche de salut maintenant : la mixologie pour les spiritueux et la désalcoolisation partielle/totale pour les vins ?
L’Armagnac est toujours une activité essentielle pour nous. On distille 130 ha de vignes et nous avons 20 années de ventes en stock libre (6 000 hl AP d’Armagnac non gagé). Nous sommes en train de cogiter sur des eaux-de-vie plus jeunes, plus tournées vers la consommation en cocktail et en apéritif pour multiplier les cibles de consommation. Pour les vins, la Gascogne est sur un marché moins affecté que d’autres. Les vins blancs légers et aromatiques restent un créneau intéressant. Il faut aller plus loin dans la démarche avec des degrés d’alcool naturellement modérés, peut-être avec des fermentations partielles sur le cépage ugni blanc qui produit peu de sucres (par choc thermique et collage à la bentonite). Depuis notre premier lancement en 2019, nous continuons de développer des vins effervescents (deuxième fermentation en cuve close pour conserver les arômes primaires de fruits).
Contrairement à d’autres opérateurs, vous ne misez donc pas sur la désalcoolisation ?
Il ne faut pas dire que l’on n’en fera pas. Mais les résultats techniques et les produits obtenus ne m’ont pas séduit, ou alors seulement avec du gaz et du sucre. Nous avons fait beaucoup. Notre père a produit dans les années 1980 des vins désalcoolisés à 2-3°.alc. Quand nous distillons l’Armagnac, nous avons à la sortie de l’alambic une vinasse, un vin désalcoolisé, sur lequel nous faisons des tests tous les ans. Cela évite le souci énergétique qui se posera peut-être d’une consommation d’eau et d’énergie pour retirer de l’alcool. Nous ne sommes pas encore satisfaits des résultats. La réflexion sur la désalcoolisation n’est pas aboutie.
Vous évoquiez le potentiel gascon d’un cépage charentais, l’ugni blanc. Craignez-vous un déséquilibre du marché des vins blancs si un flot de vins sans indication géographique vient de Cognac ce millésime 2025 ?
Si ces volumes ne sont pas distillés par Cognac, d’autant plus vu les évolution de surfaces productives et leur niveau de rendement, il peut y avoir un flux massif. Ça impacte déjà les cours. L’ugni blanc dans notre zone part actuellement à 55 €/hl, ce qui autrefois partait 15 € de plus.
Les tensions géopolitiques pourraient encore aggraver la situation économique, qu’il s’agisse de Chine pour l’Armagnac (et les taxes antidumpings) ou des États-Unis pour les vins et spiritueux (avec la guerre commerciale ouverte par le président Donald Trump).
Pour nous, le mal est déjà fait sur le marché américain, perdu à 80 % de nos ventes en 2019 avec les taxes à 25 % de Trump n°1. Le marché américain représentait 1,5 million € de chiffre d’affaires pour nous, les vins italiens n’étant pas touchés nous avons été remplacés par du pinot grigio et du trebbiano [NDLR : le nom italien de l’ugni blanc]. Malheureusement en 2025, Trump n°2 enlève tout espoir de relais de croissance : l’incertitude fait qu’il n’y a pas beaucoup de débouchés. Idem pour la Chine. Les marchés se réduisent et la concurrence va être féroce, avec forcément une guerre des prix alors que la filière investit pour être plus vertueuse. La filière est en surproduction, on peut se dire que 30 % des vignes sont en trop dans le monde.
Malgré ces risques, vous restez mobilisé pour vous battre et croire dans l’avenir de votre domaine…
Avec mon frère, nous sommes passionnés. On peut nous dire que ça ne nous rend pas pragmatiques, mais on y croit parce que la Gascogne a des atouts particulièrement forts. Des opérateurs de Scandinavie se rapprochent de nous comme nous sommes un producteur de vin blancs à prix concurrentiels et à degré d’alcool modéré. Leurs jeunes demandent ça et ce sont des pays qui ont souvent un temps d’avance sur ce qui se passe dans le monde. Notre créneau reste intéressant. La période va être difficile, mais ceux qui en ressortiront auront des atouts.