n novembre 2024, le magazine anglais Decanter a dédié sa couverture aux « vins naturels, un regard sur le futur du vin ». A l’intérieur, la journaliste Christina Rasmussen y liste une foule de vignerons naturels qui ont contribué à faire émerger des « écosystèmes prospères », les seuls à même « de créer des raisins transformables en vins qui nous touchent vraiment le cœur ».
Quelques mois plus tôt, le critique du New York Times, Eric Asimov, remarquait dans un article que « les jeunes autour de [lui] qui buvaient du vin choisissaient du vin naturel ». Et le journaliste de décrire des bars à vin remplis de « youngsters » sirotant pet’nat’ et autres vins orange. « C’est une bulle », écrivait-il, mais « une bulle de réussite dans un mondovino en crise ».
En France, le vigneron du muscadet Joël Forgeau, président d’Interloire (et ex-président de Vin& Société) a vécu la même expérience : « Je suis allé dans un bar à vin nature avec ma femme il y a peu, un mercredi soir, pas à Paris, et l’endroit était rempli de trentenaires qui buvaient du vin. On ne voit plus ça très souvent. »
Et dans son école de formation, le sommelier Franck Thomas observe que « même si, pour les professionnels de ma génération, ça reste un truc marginal, pour les jeunes qui arrivent, les vins nature font partie du paysage. »
N'en jetez plus.
Un marché de niche, mais en croissance continue
Mais combien pèse aujourd’hui le vin naturel ? « Moins de 1 % de parts de marché » en Europe hors France, a mesuré l'agence So Wine, dans une des très rares études sur le sujet. Indéniablement une micro-niche, donc… mais en croissance de 20 % par an. Soit moins que le No-Low (+30 %) mais plus que le bio ou la biodynamie (+10 %).
L’institut IWSR a aussi mesuré que « le vin naturel, suivi de près par le vin bio, est resté un des vins alternatifs les plus consommés sur les marchés clés (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, Chine, Canada, Australie) ». Selon l’ISWR, fin 2023, 18% des consommateurs réguliers de vin aux USA avaient acheté du vin naturel dans les six derniers mois (contre 13 % de vin bio). Google trends montre que les recherches sur le "natural wine" dépassent, et de plus en plus, celles sur les "organic wines" depuis 2016.
Évolutions comparées de l’intérêt pour la recherche sur Google des termes « natural wine », « organic wine », « biodynamic wine » et « no low ».
A l’échelle de la France, on a encore moins de chiffres. Ce que l’on sait : en 2024, 19 % des Français en avaient déjà goûté (10 % ont aimé, 9 % n’ont pas apprécié, source baromètre SoWine 2025). Et l’application Raisin recense 1 072 caves à vin dont au moins 30 % de la sélection est "nature" en France, soit 18 % des cavistes français. Les adresses sont largement concentrées dans l’agglomération parisienne et les métropoles, mais des caves et restaurants "nature" ouvrent aussi dans des petites villes partout en France.
Au-delà des chiffres : un mouvement influent
Mais l’influence du vin naturel se mesure moins à des chiffres qu’à son influence, disent aussi les experts. « Ils sont venus bouger les lignes, comme aussi le bio ou la biodynamie, résume Franck Thomas, pour qui la rencontre avec Marcel Lapierre, plus fameux des pères fondateurs du mouvement, a été décisive dans son approche sensible du vin. Pour moi, oui, les vins naturels sont une des plus grandes réussites à mettre au crédit du vignoble français. »
Réussite aussi pour le critique américain Jon Bonne, qui a publié en 2024 « The New French Wine », une longue étude du vin français né de sept années de reportages terrain. « Le vin naturel n’est pas la force la plus influente. Mais c’est l’outil qui a permis à certains de réussir tout ce qui a été réussi ces 25 dernières années en France dans le vignoble, et notamment le retour d’une vision artisanale du vin et de la qualité, un retour à la paysannerie. Le vin nat’ a ouvert un chemin pour ça, car le cœur de ce mouvement, c’est l’idée de la nature. »
« Small footprint, huge impact » (petite empreinte, énorme impact), résume Alice Feiring, critique et autrice américaine spécialisée dans les vins nature. « Le mouvement a non seulement changé la façon dont plein de personnes boivent, et influencé la culture du restaurant, mais a aussi inspiré des régions importantes comme la Bourgogne à retourner vers les levures indigènes, à repenser la dose de soufre, à arrêter de compter sur le bois neuf… »
Mouvement liquide
Évidemment, il est difficile de mesurer une influence. Notamment car le concept de vin nat’ résiste encore et toujours à l’exercice de la définition objectivable. Formellement, il existe aujourd’hui un cahier des charges qui fait consensus dans le milieu – pas d’intrants, soufre en dose minimale (30mg/l pour les rouges, 4 0mg/l pour les blancs), raisins bio certifiés, vendanges manuelles… Mais la démarche va bien au-delà. L’anthropologue Christelle Pineau l’a décrit comme la synthèse du savoir scientifique sur le vin, d’une approche « sensible » et d’un mode de vie paysan. Clémentine Chazal a choisi l’angle politique et parle d’un courant de « résistance » à plusieurs niveaux (pratiques agriculturales, marketing transgressif, circuits de commercialisation parallèle, évitement des organisations traditionnelles du vin, intersectionnalité des luttes, etc).
Plus pragmatique, So Wine résume ainsi le phénomène : pas d’intrants et des étiquettes "disruptives", des vignerons indépendants mais zéro grosse entreprise, beaucoup de vins à haute valeur ajoutée sans aucune dénomination (alors que la valeur du vin conventionnel est souvent liée à des appellations), et surtout, un réseau plutôt qu’une organisation. Ce dernier point est important : dans le modèle viticole français très encadré et vertical, qui multiplie les cahiers des charges figés, le vin nature» est un phénomène liquide, marqué par la cooptation et une perpétuelle auto-redéfinition. Un mouvement plutôt qu’un type de vin ou un itinéraire technique.


Depuis le début, beaucoup voient dans ce caractère insaisissable une forme d’immaturité et une preuve d’insignifiance. « Le vin naturel existe-t-il ? », demandait encore un livre publié en 2024*. A notre connaissance, aucune interprofession n’a conduit d’étude sur la portée du mouvement sur leur territoire. Dans les appellations, des vignerons nature sont encore très régulièrement exclus ou ignorés. Même Joël Forgeau, pourtant habitué du salon de la Dive bouteille à Saumur (en visiteur), et amateur de certaines cuvées nature, est sceptique. « C’est plus qu’une mode et tout ce qui amène de la diversité est une force, concède-t-il. Mais de là à dire aux vignerons ‘faites du vin naturel, il y a un marché’, ça ne me semble pas être une bonne idée. »
Peut-être pas, mais est-ce la bonne approche ? Il y a des choses à apprendre du vin naturel, plaide Martin Cubertafond, consultant marketing. « Ils ont réussi à se créer leur propre clientèle, qui veut bien payer plus cher et avec des codes de communauté, résume-t-il. C’est le rêve de tous les pros du marketing, et ils l’ont fait sans le savoir ». Pour lui, le vin naturel « c’est d’abord le meilleur laboratoire de R&D de la filière. En ce moment, ils sont en train de réinventer le négoce par exemple. Mais la réponse du monde du vin, c’est ‘ça pue, ce n’est pas du vrai vin’ », se désole le consultant. Aux Etats-Unis, Jon Bonne dresse le même constat : « Ils ont réussi sans stratégie, sans publicité, sans com des appellations, sans organisation. Et ça, ça me fera toujours rire. » « Les professionnels du vin sont dans le déni sur le fait que le vin naturel a été incroyablement puissant, remarque Alice Feiring. Mais ça change doucement. Je vois des importateurs qui méprisaient les vins naturels qui ont aujourd’hui une division ‘nature’, que ce soit aux USA ou en Angleterre ».
Optimisme et chemin de croix
Le vin naturel n’est pourtant pas épargné par la crise, après des années d’euphorie. L’époque où la demande de vins nat’ était plus forte que l’offre, dans les années 2014-2015, a donné naissance à des vins opportunistes de qualité aléatoire, provoquant des réactions négatives, explique la critique Alice Feiring. Le temps du réajustement est venu. « Aujourd’hui, il y a moins de tolérance, et je pense que c’est une bonne chose. Je crois vraiment qu’on est sur le point d’entrer dans la meilleure phase de tous les temps pour les vins naturels. »
Le meilleur à venir, peut-être… Mais 23 ans après s’être installé comme vigneron dans le Layon, avoir multiplié les cuvées « sans soufre » vendues dans le monde entier, avoir formé des dizaines d’apprentis, avoir participé, avec plein d’autres, à placer Angers comme capitale mondiale du vin naturel, Jean-Christophe Garnier peine de son côté à parler de « succès ». « C’était plutôt un chemin de croix », souffle-t-il, marqué de prises de risque maximales, de cuvées foirées, de bouts de ficelle, de nuits blanches et de trésorerie à sec.
Pour lui, le vin naturel est surtout un travail en cours loin d’être abouti. « On a fait plein d’erreurs, on a vendu des vins qu’on n’aurait pas dû vendre. On croyait changer le monde du vin, mais on n’est qu’à la surface, avec notre matériel végétal pourri, nos sols abimés, nos bouteilles lourdes » et plein de questions techniques irrésolues dans le contexte du changement climatique. Les lignes du débat ont encore bougé, la génération « nature » qui vient a encore du pain sur la planche. Reste quand même « une fierté : on a confirmé notre intuition qu’on pouvait faire du vin autrement, sans tout bloquer avec du soufre. Il y a 25 ans, on nous prenait pour des rigolos, et aujourd’hui, le soufre a diminué partout. Et ce qui restera, c’est d’abord toutes les rigolades qu’on a eues… »
* : Réponse de l’auteur, Claude Reynaud : oui. Le vin naturel existe-t-il ? : Bon plan ou arnaque ?, éditions Libre et Solidaire, janvier 2024.