’ici mars prochain, il aura arraché 0,59 ha, sur les 24,6 ha que compte sa propriété. Charles Savigneux, à la tête du Château d’Eyran, à Saint-Médard-d’Eyrans, a pris sa décision. « La réglementation se durcit avec la généralisation des DSPPR (distance de sécurité vis-à-vis des personnes présentes et des riverains) à 10 mètres, lâche-t-il. Et d’ici quelques années, on passera très certainement à 20 mètres. La seule issue, c’est l’arrachage des rangs concernés par cette distance de sécurité. J’y pense depuis trois ans. Aujourd’hui, la crise économique nous pousse à le faire. »
Phloème, la société qui le conseille dans ses traitements depuis 2021, a sorti à la fin décembre une carte qui quantifie l’impact des DSPPR de 10 m ou 20 m pour ses clients. Dans le cas du château d’Eyrans, les 10 m concernent 0,59 ha. Charles Savigneux a donc préféré prendre les devants.
Il n’a pourtant eu de cesse de s’adapter dans le but de protéger les quarante riverains qui jouxtent ses parcelles. Épaulé par Phloème, qui réalise « un travail précieux de vielle réglementaire », Charles Savigneux a abandonné il y a trois ans son pulvé pneumatique en faveur d’un appareil à jet porté, équipé de portes-buses à plusieurs jets : des ATR pour les vignes en dehors de la DSPPR et des TVI, des buses à injection d’air pour les rangs de voisinage. Et depuis l’an dernier, il n’utilise plus que des buses à injection d’air Lechler.
Durant l’hiver 2023, il a planté 500 mètres de haies qui couvrent une grosse partie du 0,59 ha en question. Une fois par an, il envoie à ses voisins une lettre d’information à propos de sa stratégie environnementale et les convie à une réunion d’échanges. « Entre les riverains et nous, il y a une confiance et un respect mutuel, indique-t-il. Les relations sont très bonnes. » Pour autant, Charles Savigneux ne se fait pas d’illusions. « Ce que nous avons mis en place, que ce soit les haies ou le matériel de pulvérisation, n’est pas pris en compte par l’administration alors que cela réduit la dérive. Rien de tout cela ne supprime les DSPPR. C’est très frustrant. »
En 2024, Charles Savigneux a utilisé des produits bio sur ses rangs proches de riverains. Le hic ? Avec la pression mildiou, le cuivre n’a pas suffi à protéger ses vignes. Résultat : 30 % de la récolte perdue sur les rangs concernés. De quoi renforcer sa décision d’arracher.
À Saint-Julien-Beychevelle, Rodolphe Meng, chef de culture du Château Branaire-Ducru, 52 ha en agriculture raisonnée dont 0,50 ha en DSPPR 10 m, espère ne pas avoir à arracher ces rangs qui jouxtent une dizaine de riverains. En 2018, ce château a planté des haies sur 2 kilomètres. Deux ans auparavant, il a investi dans son premier pulvé confiné permettant de réduire de 90 % la dérive de pulvérisation. Aujourd’hui, il en possède quatre. Un investissement de 60 000 euros par appareil.
Rodolphe Meng reste convaincu que la solution réside dans le matériel, plutôt que dans « des règlementations qui changent sans cesse et qui nous mettent des bâtons dans les roues ».
À Saint-Estèphe, le Château Calon Ségur, 74 ha dont 0,54 ha en DSPPR de 10 m, est situé au milieu du village et entouré de quinze riverains. « Je m’efforce d’être irréprochable dans la gestion phyto », confie Lisa Gustafsson, ingénieure agronome, responsable du vignoble. Dès son arrivée, en 2015, elle met en place une batterie de mesures. Elle équipe ses six tracteurs de GPS afin de commander l’ouverture et la fermeture des buses en bout de vigne. Ce qui permet de respecter très précisément les limites de parcelles, d’assurer une traçabilité et au chauffeur de bénéficier d’un plus grand confort de travail. Investissement : 25 000 euros par tracteur.
Afin de protéger les riverains, elle plante 3,5 kilomètres de haies. Et pour protéger les vignes en deçà des 10 m de DSPPR sans avoir à les traiter, elle teste depuis 2023 des filets paragrêle qui limitent l’humectation du feuillage par la pluie et ont de ce fait un effet antifongique. « C’est prometteur, mais il est trop tôt pour tirer un bilan de notre expérimentation », indique-t-elle. Et les cépages résistants ? Pour l’instant, elle n’envisage pas d’en planter, car il faut tout de même les traiter ne serait-ce qu’une ou deux fois par an.
De son côté, Jean-Michel Bernard, chef de culture du Château Mazeyres, 22,8 ha en AOC Pomerol, est formel. « L’administration fait évoluer le statut des produits si bien que plusieurs formulations de cuivre ne pourront bientôt plus être utilisées à moins de 10 m des habitations. La question d’arracher nos vignes se pose donc. »
En bio depuis 2015 et en biodynamie depuis 2018, ce château est enraciné en plein Libourne, pris en étau entre la voie ferrée et la départementale 910, et mitoyen de pas moins de quarante voisins. Sur ces 22,8 ha, 0,6 ha est assujetti à la DSPPR de 10 m. Pour l’heure, la propriété n’est pas concernée par cette mesure car elle n’utilise que des produits bio et de biocontrôle qui ne sont pas frappés par cette restriction d’usage : de la bouillie bordelaise, du Champ Flo, du Nordox et du soufre. « Ces produits n’ont pas de DSPPR incompressible, mais jusqu’à quand ? », s’interroge Jean-Michel Bernard, qui regrette que les précautions qu’il a déjà prises – comme les 800 mètres de haies qu’il a plantées en vingt ans – ne soient considérées comme une mesure de sécurité pour les riverains. « Si j’étais sûr que le matériel confiné me permette d’échapper à la DSPPR de 10 m, j’investirai dedans, affirme-t-il. Mais ce n’est pas le cas. »
En attendant, il joue la carte de la proximité avec les riverains. Chaque année, il leur envoie un courrier dans le but d’échanger avec eux… mais c’est un flop ! Peu lui répondent. De même, il convie ses riverains à ses portes ouvertes, en offrant une bouteille de vin en cadeau à ceux qui viennent. Là encore, peu de retours. Pas de quoi le déstabiliser, pourtant. En mars prochain, Jean-Michel Bernard relancera sa communication sur le sujet en allant sonner chez ses voisins et les convier à une réunion d’info à propos de ses pratiques environnementales. Car il reste convaincu qu’il faut donner dans la pédagogie.
En décembre dernier, Phloème, société de conseil viticole basée à Villenave-d’Ornon, en Gironde, a édité un atlas qui matérialise les zones concernées par les distances de sécurité vis-à-vis des personnes présentes et des riverains (DSPPR) pour dix-sept de ses clients, dans les AOC Médoc, Haut Médoc, Pessac-Léognan, Saint-Émilion, Pomerol et Bordeaux. Sur ces propriétés qui cultivent en tout 706 ha de vignes, 11 ha se trouvent à l’intérieur d’une DSPPR de 10 m, et 37 ha de 20 m. La plus concernée par ce problème compte cent riverains autour de ses 13 ha de vigne, dont 1,9 ha est en DSPPR à 10 m et 4,5 ha en DSPPR à 20 m.