Objet de la discorde : une modification du cahier des charges réclamée par le Comité Inteprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC), et validée par le comité des vins AOC de l’Institut National de l'Origine et de la Qualité (INAO) en septembre 2024, rendant la coiffe obligatoire sur toutes les bouteilles de Champagne. Décision prise après la libération du goulot annoncée par surprise par l’Europe en août 2023. Dans le camp adverse, le collectif "Ça décoiffe", qui revendique la liberté de vivre avec ou sans coiffe (ou avec bandelette, ficelle, cire…), et a donc déposé le 26 novembre un recours auprès de l’INAO.
Dans ce collectif, qui trouve-t-on ? Le communiqué est signé d’un groupe de vignerons indépendants nommé "Ça décoiffe" (une trentaine de vignerons), de la branche régionale du syndicat des Vignerons indépendants (VIF Champagne, environ 400 adhérents), de la Confédération Paysanne et de l’association des Champagne Bio (ACB, environ 200 adhérents). Soit, avancent-ils, « environ 600 vignerons champenois représentés et signataires du mémoire déposé auprès de l’INAO». Mais peut-être « une soixantaine de recours individuels », concède Olivier Horiot, frondeur n°1 (et adhérent Conf et ACB).
De quoi laisser de marbre les représentants du Syndicat Général des Vignerons de Champagne (SGV) : « S’ils sont 600, on reverra peut-être notre copie, mais s’ils sont 60 ça ne fera pas tout à fait le même effet, réagit le directeur-adjoint Pascal Bobillier-Monnot. Mais de toute façon l’Organisme de Défense et de Gestion (ODG), ce sont 20 000 déclarants de récolte, dont 16 000 adhèrent au SGV. » Mais combien de vignerons récoltants et producteurs directs de bouteilles de Champagne ? « 4 000 » selon les représentants du SGV. Plutôt « moins de 2 000 » selon Olivier Horiot, qui se base sur diverses communications passées du syndicat. « Personne ne sait vraiment », soupire la présidente des VIF Champagne, Christine Sevillano. « Et de toute façon, insiste-t-elle, dire de nous qu’on est “un petit groupe contestataire et toujours les mêmes”, c’est leur façon un peu arrogante de discréditer les gens pas d’accord avec eux. »
En co-signant ce recours, le syndicat des vignerons indépendants champenois apporte à lui seul ses 400 adhérents dans la bataille. « Nous, explique la présidente Christine Sevillano, ce qu’on défend c’est la liberté de choisir. On a débattu longuement. Chacun a fait entendre sa position. Et à l’unanimité, on a décidé de soutenir le recours, non pour prendre position contre le SGV ou pour la bandelette. Mais pour la liberté de différenciation marketing et commerciale. Là, on va imposer une coiffe qui n’est pas champenoise. Elle est aussi utilisée pour des cavas, des proseccos. Même des champomy ! C’est presque même dévaloriser notre produit que de l’imposer dans le cahier des charges. » En parallèle, les VIF continuent de réclamer à l’INAO une place dans l’ODG, au côté du SGV, depuis leur brouille de 2020. Mais les deux affaires n’ont rien à voir, nous assure-t-on…


Chez les bio de l’ACB (environ 200 adhérents), on soutient la « petite fronde », en déplorant en premier lieu le « manque de démocratie ». « Ils ont dit qu’ils abandonnaient la procédure de modification et paf, ils ont sorti le truc, explique Jérôme Bourgeois, président. Nous, on trouve ça bizarre, on se demande pourquoi ils tiennent tant que ça à leurs coiffes. »
Chez les "décoiffés", les arguments sont à la fois esthétiques – les clients apprécient cette version épurée -, écologiques – moins de matériaux inutiles, donc moins de carbone *-, et économiques – ça de moins à acheter, dans un contexte de prix volatils… Mais se résument en un seul : ils ont enlevé la coiffe de leurs bouteilles, et elle ne manque à personne, dès lors, pourquoi y revenir ?
Conflit d’intérêts
Mais au-delà des arguments sur le fond, les critiques visent la légitimité de la décision du SGV. Et notamment un possible « conflit d’intérêts » (sic). Le SGV vend des coiffes à ses adhérents, ce qui le rendrait illégitime pour arbitrer sur lesdites coiffes, selon les opposants. Notons que l’INAO n’a aucun regard sur les modes de financement, qui n’entrent donc pas dans les critères de validation d’un changement de cahier des charges.
« Selon nos infos, 40 à 50 millions de coiffes sont vendues par an par le SGV, soit 1/6e de toute la Champagne, explique Olivier Horiot. C’est énorme. » Mêmes doutes chez les VIF, qui prennent pour repère les recettes de vente de coiffes d’autres fédérations. « Mon sentiment, glisse la présidente, c’est que la vente de coiffes est une part substantielle des recettes du syndicat. »
Interrogé à plusieurs reprises, le SGV est catégorique : « Nous n’ouvrirons pas notre comptabilité », prévient le directeur-adjoint. Clotilde Chauvet, vigneronne et élue en charge du dossier, avance toutefois un chiffre : « Les services (dont les coiffes), c’est moins de 10 % des recettes du syndicat. Ne plus vendre de coiffes ne remettrait pas du tout en question le budget du SGV », certifie l’élue, visiblement partagée entre amusement et consternation devant l’accusation.
Pourtant, lors de l’assemblée générale d’avril 2024, où la presse était conviée, le SGV avait néanmoins présenté ses comptes : 43 % de ses produits 2023 (soit 10,91 millions € sur un total de 25 millions €), provenaient de la vente de matières sèches. Soit plus que les cotisations syndicales, présentées à 9,73 millions € (38,8 %). Les chiffres n’ont pas été démentis. Mais nous n’en saurons pas plus sur cette apparente contradiction.
Moutons VS village gaulois
L’incompréhension entre les deux groupes ne s’arrête pas là. Les « décoiffés » restent «une minorité à la Champagne qui tente d’imposer sa loi dans un système parfaitement démocratique », un « village gaulois » dans un empire champenois « qui permet à la région de mieux s’en sortir que d’autres », décrit le directeur-adjoint du SGV. Par-dessus-tout, le syndicat ne goûte guère que des vignerons « étalent dans la presse » les querelles de famille, au risque « d’affaiblir le collectif », valeur suprême pour la filière champenoise, « comme l’a rappelé Maxime Toubart lors du dernier Conseil d'Administration ».
Dans le camp d’en face, certains parlent d’une majorité « de moutons » biberonnés aux services d’un « syndicat-boutique », et d’autres fustigent un double-discours. « Ils disent que ce n’est pas gravé dans le marbre, mais le mettent dans le cahier des charges. Ils organisent des réunions, mais où tout est déjà décidé avant. Ils refusent de communiquer sur les chiffres mais disent être ouverts au dialogue », décrit Olivier Horiot.


Dans ce dossier, l’INAO joue l’arbitre avec des pincettes, en déroulant une procédure administrative longue, mais éprouvée. « On a déjà eu des cas d’opposition par le passé, donc on surveille les demandes du SGV », explique Olivier Russeil, délégué territorial INAO pour le secteur Nord Est ; à ses yeux, la procédure et notamment les critères de communication et débat interne, ont été suivis. Le vote du Comité Régional INAO (consultatif, en amont de la décision de l’INAO) a-t-il été expéditif, comme le rapportent certaines voix ? « Ce n’est jamais très long, mais en l’occurrence il y a eu un débat et même une abstention. » On n’en saura pas plus, les comptes-rendus n’étant pas publics.
L’institut devrait trancher en février 2025, après deux mois laissés à l’ODG pour répondre aux recours… Déjà, le SGV rappelle que l’obligation de la coiffe n’est que « provisoire », et qu’une nouvelle étude sera présentée d’ici l’été 2025. Tandis que les « décoiffés » réclament seulement la possibilité de participer à la rédaction d’un nouveau texte, plus nuancé. A la fin, avec ou sans coiffe, ça fera une fissure de plus dans le SGV et son totem de l’unité vigneronne champenoise.
Quid de l’autre moitié du CIVC, le négoce ? Le sujet coiffe a peut-être fait l’objet de débat parmi les grandes maisons de Champagne, mais rien ne fuite. Seul Michel Chapoutier s’était interrogé, par voie de presse, sur l’opportunité de rendre obligatoire la coiffe… avant de vite se désolidariser des “décoiffés”. “Par solidarité avec ses amis David Chatillonet Maxime Toubart [tous deux vice-présidents du CIVC], Michel ne votera pas contre la coiffe. Du moment que l’ODG et le négoce se sont entendus, il ne peut que les soutenir”, a expliqué son assistante, dans un mail que nous avons pu lire.