e 31 décembre 2023, le vigneron Bernard Monon a fait dissoudre son domaine du Petit Bouigard (35 hectares de vignes à Orange, en AOC Côtes du Rhône et à 100 % en vin en vrac). Pourtant, tout semblait écrit : « j’ai 65 ans, mon fils de 23 ans a suivi le BTS viti-œno du lycée d’Orange et tout allait vers la transmission. Mais quand on se pose avec la comptable, on s’aperçoit que la survie sera difficile » témoigne le vigneron désormais retraité. La baisse de 20 % des rendements autorisés de l’AOC qui a été validée en 2023 (et reconduite en 2024) a notamment fait exploser le prix de revient : « que l’on produise 40 ou 50 hl/ha, nous avons les mêmes coûts de production, qui se sont envolés depuis des années (main d'œuvre, phytos, GNR…). Quand on enlève 20 % de la récolte, on perd 20 % de chiffre d’affaires » constate Bernard Monon, voyant en parallèle les cours du vin en vrac dévisser, « personne ne peut travailler à ce niveau-là. Depuis des années on travaillait au seul de rentabilité sans prendre de bénéfices, maintenant on travaille à perte. »
Ne produisant que du vin rouge commercialisé à 100 % par des négociants, le vigneron a rapidement vu les commandes réduire en volume et en prix, devenant indécents. « Nous sommes les premiers touchés. Depuis quelques années, le négoce nous saigne » constate-t-il froidement, se demandant : « reprendre le domaine, est-ce un cadeau ou une galère pour un jeune de 20 ans ? Quand on voit l’évolution des volumes, quelles sont les opportunités de se redévelopper ? » La seule option était de basculer dans la vente conditionnée de vins, mais se désengager du négoce impose des investissements : « il fallait acheter de la cuverie, du matériel, replanter… Vu le contexte, la banque ne suit pas. Ceux qui vendent en bouteilles ont déjà du mal, alors quand on part de zéro pour se faire une image, une clientèle… »
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Sentant le mur se rapprocher, le vigneron a pris la décision d’arrêter les frais. « Les grands parents se souviennent des crises déjà vécues, mais aujourd’hui on ne voit pas d’avenir dans les Côtes-du-Rhône rouge génériques qui sont devenues l’entrée de gamme. Comment relancer la consommation de nos vins ? » rapporte Bernard Monon, qui ne veut pas jeter le bébé avec l’eau du bain : « il y a des domaines qui vont continuer grâce à leur notoriété et à leur qualité de production. Il y a toujours un marché qui existe. Mais sur le gros volume, les débouchés disparaissent. » Entre le marteau des prix indécents du négoce et l’enclume des investissements impossibles à réaliser pour ne produire qu’en conditionné, la décision ne fut pas facile à prendre, mais elle n’est pas remise en question.
« Comme beaucoup des voisins, on se disait que les difficultés seraient temporaires. On fermait les yeux pour tenir l’année suivante. J’entends beaucoup dire dans le vignoble que l’on ne veut pas être celui qui va couler le domaine familial » regrette Bernard Monon. Comme le reste du monde agricole, les vignerons sont des taiseux ou personne ne veut être celui par qui la faillite arrive. « Beaucoup de domaines sont pris à la gorge, mais personne ne le dit » constate le vigneron rhodanien, qui voit les drames humains et les tensions familiales se nouer dans ces engrenages financiers et administratifs d’une spirale d’endettement : « c’est la maison qui est saisie par la banque quand il n’y a plus d’argent sur l’exploitation » alerte-t-il.


Les fermages servant souvent de compléments à la retraite des précédentes générations de vignerons, l’absence de reprise les fragilise brutalement. « On ne trouve pas de repreneur ou d’acheteur. Même pas en commodat (location gratuite où le propriétaire paie la taxe foncière, tandis que l’exploitant taille, traite et récolte sans rien devoir). Ce sont pourtant des vignes sur un bon terroir, palissées et irriguées. Dans le silence le plus total, les propriétaires de terres agricoles perdent leurs fermages et une grande partie de leurs retraites. Quand on voit des terres abandonnées, ce sont des fermages arrêtés du jour au lendemain sans revenus pour ceux qui n’ont quasiment pas de retraite » soupire Bernard Monon, soulignant « beaucoup de soucis, beaucoup de problèmes ».
Et au-delà, « que fait-on des terres aujourd’hui ? » se demande le jeune retraité, pour qui « revenir à la polyculture comme dans le passé, c'est de l'agriculture de subsistance. Nous sommes des entrepreneurs. Et puis quelle culture sur une terre à vigne ? Nous laisser croire que l'amande ou la pistache vont nous faire vivre de notre travail est une utopie. » Un autre sujet explosif s’ajoute à ce tableau déjà chargé : « le problème des friches, sources de foyers de flavescence dorée, de mildiou et d’oïdium. L'exploitant n'existe plus, le propriétaire n'a pas les moyens financiers et matériels d'arracher. A ce jour aucune prime à l'arrachage sanitaire n'est en vue à ma connaissance. Le paysage régional se transforme dramatiquement et c'est très mauvais pour l'agrotourisme qui lui a un avenir ici » conclut-il amèrement.