ans le vignoble, si « se plaindre est une honte et soupirer un crime », comme l’écrit Corneille dans Horace, évoquer ses difficultés financières tient encore du tabou, et ce alors qu’aucun domaine n’est épargné par la crise (voir encadré). Se battant pour la survie de sa propriété, le château Saint-Grégoire à Blaignan-Prignac (17 hectares en AOC Médoc), Ingrid Gancel ne cache pas la mauvaise passe qu’elle affronte, ni aux autres ni à elle-même, car elle la prend à bras-le-corps.
« Ça fait 4 ans qu’on a un problème avec une banque qui me met une pression terrible sur une autorisation de découvert de 120 000 € » explique-t-elle en toute transparence. Ayant tenté une procédure à l’amiable, avec un mandat ad hoc dès 2020, son exploitation s’en est sortie grâce au financement participatif assuré par Terra Hominis (qui a acheté 4,75 hectares puis 1,5 ha). Après avoir « élaboré une stratégie pour soutenir ce couple de vignerons », « nous avons estimé que leur situation méritait un soutien complet à tous les niveaux, d'où notre engagement à leur apporter notre aide » explique Ludovic Aventin, fondateur de la plateforme de financement participatif Terra Hominis (4 000 associés pour l'installation et le soutien de vignerons). Soulignant que son « engagement dépasse le simple financement participatif » avec « un soutien commercial sur une plateforme associative », Ludovic Aventin précise que « notre démarche vise à limiter la concurrence entre nos vignerons, en permettant à un seul vigneron par AOP de bénéficier de notre soutien, sauf cas exceptionnels ce qui fait que nous ne pouvons donner suite à d’autres projets en AOP Médoc ».
Effet ciseau
« On a pu repartir et mettre en bouteille, mais ça n’a pas remboursé l’autorisation de découvert » rapporte la vigneronne, qui a dû faire un deuxième mandat ad hoc en 2023 avant de se retrouver face à un aggravement soudain de sa situation économique. Adhérente pour une partie de son vignoble à une cave coopérative, elle a vu se suspendre les paiements en début d’année. Et après le jugement fin février 2024 de l’affaire Rémi Lacombe, la condamnation de deux négociants pour achat de vin à prix abusivement bas, les achats du négoce se sont arrêtés net, faute de sécurité juridique.
« Comme un warrant arrivait à échéance, la banque a demandé une prise d’hypothèque sur ce qui ne l’était pas déjà. Comme nous sommes en SCEA, nous sommes en responsabilité limitée et tout peut nous être pris » indique Ingrid Gancel, qui, face au fossé de revenus qui se creusait et au mur de dette qui augmentait, a sollicité l’aide de son expert-comptable, CER France, qui l’a mise en contact avec un avocat spécialisé, maître Alexandre Bienvenu.
Mécaniques économico-juridiques
« Nous sommes partis sur la sauvegarde comme la voie de la procédure amiable avait déjà été travaillée avec le mandat ad hoc. Il a fallu monter en puissance pour pouvoir trouver une autre solution » explique Antony Cararon, le responsable du service conseil du CER France de Gironde, qui rappelle que le plan de sauvegarde était envisageable comme il n’y avait pas de cessation de paiement. « Tous les fournisseurs payés, il ne reste que les banques, la Mutualité Sociale Agricole (MSA) et la Cotisation Volontaire Obligatoire (CVO) » pointe Ingrid Gancel.
« L’ouverture en urgence de la procédure sauvegarde est permise comme il n’y avait pas de cessation de paiement. C’est le critère pour la sauvegarde. Sinon cela aurait été un redressement » appuie maître Alexandre Bienvenu. L’avocat bordelais, associé au cabinet Ramure, pointe que ce « jugement a pour effet immédiat de geler tout le passif : les dettes antérieures et les prêts à échoir » et Ingrid Gancel « conserve la main sur la gestion de l’exploitation, sauf certains actes sortant de la gestion courante (comme la vente d’actifs immobilisés où il faut l’intervention du juge commissaire). »
Diversification
« Peut-être que cette sauvegarde nous sauvera, peut-être pas, mais on se battra jusqu’au bout » pose Ingrid Gancel, qui veut alerter ses collègues en difficulté : « ce n’est pas tabou, il faut anticiper, sinon on peut tout perdre. » Dans l’immédiat, cette procédure de sauvegarde lui permet d’avancer sur des projets de diversification des revenus en prenant un deuxième emploi. Son époux est devenu conducteur agricole en prestation pour un négociant (« ce sont les seuls qui paient… ») et elle s’est lancée dans la vente et la production de fruits et légumes (avec une activité de revente le temps de lancer son activité de maraîchage). Et elle vient de vendre ses 550 hl de vin en vrac qui lui pesaient, mais à 1 600 € le tonneau (quand elle se souvient de cours à 2 500 € en 2017).
D’une combativité exemplaire, Ingrid Gancel n’en subit pas moins dans son moral et sa chair les pressions de ces multiples procédures… Auxquelles s’ajoutent les impondérables administratifs de la vie agricole, comme un contrôle inopiné des Douanes ce début mai : « je fais des erreurs dans la paperasse… Je n’ai pas le temps, je fais tout en retard » soupire Ingrid Gancel, qui se dit parfois : « il faut qu’on arrête ». Mais tient bon jusqu’ici avec une force et peps qui forcent le respect. « Je suis trop vieille pour faire de l’arrachage » plaisante-t-elle, se débrouillant seule pour se diversifier : « il faut essayer », d’autant plus que « le maraîchage me déstresse. Et faire les marchés me déstresse. »
« Il faut ici faire tête à l'orage ; Il faut faire ici ferme et montrer du courage » écrit Corneille dans œdipe.
Dans le vignoble, « il y a encore des réticences à parler des difficultés » note Antony Cararon, qui voit augmenter les procédures de mandats ad hoc et de règlements amiables judiciaires : « ça reste une procédure amiable et confidentielle qui permet de faire des choses (obtenir des échéances comme une année blanche bancaire pouvant aller jusqu’à 18 mois, y compris pour les PGE), sans avoir de garantie de résultat sur 6 à 8 mois (ou plus, mais ce n’est généralement pas bon signe) ». Et désormais le CER France traite de plus en plus de redressements judiciaires : « ce n’est pas massif comme les procédures amiables, mais on en a de plus ne plus comme la crise est toujours présente » indique l’expert, rappelant qu’« il en va de la responsabilité de l’entreprise de se déclarer en cessation paiement. Ce n’est pas un choix, c’est une obligation. »
« Le Code du Commerce oblige tout le monde à déclarer dans les 45 jours sa cessation paiement » confirme maître Alexandre Bienvenu, qui a pour sa part l’impression que quelque chose s’est libéré : « j’ai été sollicité pour faire des interventions dans des Organismes de Défense et de Gestion (ODG), on sent une attention soutenue dans la salle. Cela débloque certains, d’autres témoignent. » Notant que les vignobles de l’Entre-deux-mers et du Médoc sont bien représentés dans les procédures économiques du tribunal judiciaire de Bordeaux, l’avocat bordelais note que la situation reste compliquée, l’activité étant soutenue depuis 2023 sur les procédures collectives et les règlements amiables.
Pour Ludovic Aventin, « les stratégies de sauvegarde et de redressement offrent deux principaux avantages. Tout d'abord, elles permettent aux vignerons de prendre du recul et de concevoir une nouvelle stratégie pour leur entreprise sans être accablés par des pressions financières pendant cette période de réflexion. Deuxièmement, elles constituent une mesure de protection pour les banques contre le risque de soutien financier abusif, susceptible de leur être reproché. »
Ces tensions économiques ne concernent évidément pas que Bordeaux. « Nous constatons une augmentation significative des demandes de soutien de la part de vignerons installés qui n’hésitent plus à faire part de leurs difficultés, ceci aussi bien en provenance du bordelais que dans la vallée du Rhône. Par ailleurs, la demande reste forte dans notre vignoble historique du Languedoc » rapporte Ludovic Aventin. Terra Hominis travaillant à l’aide à l’installation avec l'association Vigneron Demain (qui « promeut une approche réaliste et authentique, loin du romantisme parfois associé au monde viticole ») et d’assistance aux domaines en place : « notre capacité à fournir une assistance dépend de notre capacité à proposer des solutions durables. Nous ne prétendons pas pouvoir résoudre tous les problèmes, surtout ceux des vignerons qui font face à des défis insurmontables » prévient Ludovic Aventin, notant qu’« il est regrettable que certains vignerons ne soient pas conscients, ou refusent de prendre conscience, de leur situation réelle et des changements dans le monde du vin. Une tendance commune parmi ces vignerons est qu'ils se limitent à leur rôle de vigneron, sans endosser le rôle de chef d'entreprise nécessaire pour prospérer dans un environnement en constante évolution. »