’il est bien court le temps des cerises, qu’il est long le temps des crises viticoles ! Une vraie montagne russe : aux hauteurs aussi fugaces que ses plongées tirent en langueur. L’histoire se répète, selon un cycle qui ne fait pas prendre une ride aux discours de révolte… Ne pourrait-on pas entendre tonner aujourd’hui en Gironde, Languedoc, Vallée-du-Rhône et même ailleurs que « contrairement à ce que pensent et à ce que font quelques-uns, il n’est pas dans l’intérêt bien compris du commerce d’acheter les récoltes des vignerons à des prix de famine, pour vendre lui-même à des prix dérisoires » ? Un plaidoyer lancé par le comte Bertrand de Mun, emblématique négociant* à la tête de la maison Veuve Clicquot-Ponsardin et à la présidence du Syndicat du Commerce des vins de Champagne. Un plaidoyer de négociant reconnaissant la souffrance partagée par toute une filière à l’occasion de l’assemblée générale de l’Association viticole champenoise (le 20 mai 1934, comme le rapporte le docteur en droit Jean-Luc Barbier).
Un plaidoyer qui garde toute sa force 89 ans après, alors que toujours plus de vignerons crèvent littéralement de faim en 2023. Face aux violences économiques et climatiques, la révolte gronde et rend tragiquement actuel le slogan occitan de 1907 "abèré tant de boun bi et pas pourré mangea de pan !" ("avoir tant de bon vin et ne pas pouvoir manger de pain"). Devant la pression de l’impasse (retiraisons retardées, investissements agroécologiques non rémunérés…) et la rage de l’échec (encours bancaires pesant, déconsommation civilisationnelle…), pourquoi ne pas trouver un bouc émissaire (l’acheteur professionnel cherchant ailleurs, le consommateur amateur de bières et de cocktails, le concurrent étranger, la politique sanitaire française… bref, c’est la faute des autres) ? Mais casser du vin d’Espagne ou de négoce revient à se tromper de cible, à s’attaquer à d’autres maillons en difficulté de la chaîne des vins européens : qu’il s’agisse de fournisseurs ibériques de vins d’entrée de gamme (aux prix bien inférieurs aux standards français : 42 €/hl en moyenne ces derniers mois) ou de metteurs en marché languedociens mis sous pression de la distribution (avec une concurrence délétère au moins-disant). Symboliques, les actions de désespoir des vignerons de l’Aude portent un reproche juste : comment accepter que ce soit le prix d’achat qui serve de levier de négociation, et non le prix de vente ? Il est notable que lors de la dernière manifestation à la frontière espagnole, la citerne de vin espagnol vidée soit destinée à un négociant français appartenant à un distributeur de poids : Carrefour. Comment affirmer en boucle auprès des consommateurs que l’on s’engage sur la rémunération durable de ses fournisseurs quand on joue la facilité du petit prix étranger au lieu du soutien national ?
Pour l’ensemble de la filière, que faire pour sortir de la nasse ? Préparer des actions symboliques permet de canaliser les énergies et de montrer l’ampleur du désastre (la prochaine manifestation audoise est prévue ce samedi 25 novembre à Narbonne), mais il semble nécessaire de travailler sur soi, contre soi et avec les autres : en somme, faire fonctionner ses petites cellules crises. Ce qui demande du temps, alors que l’argent manque (ce qui nécessite un soutien aux trésoreries de l’État comme le plaident les Vignerons Indépendants de France). Mais il existe des leviers mobilisables. Par exemple au sein des interprofessions : la contractualisation pour aligner l’offre et la demande, la mise en réserve pour rééquilibrer les stocks commercialisables, débattre des prix de revient en appliquant Egalim2 pour stopper la vente à perte, veiller à la représentation et au renouvellement des structures professionnelles, afficher en toute transparence l’accès et le bénéfice des aides disponibles… En somme, remettre l’église de l’intérêt commun au centre du village partagé par les producteurs, négociants, courtiers et fournisseurs. Tous étant touchés par la déconsommation, l’inflation, etc…
Pour la filière, le défi est de devenir « elle-même maîtresse de ses destins en vertu du vieil adage : aide-toi, le ciel t’aidera. Nous n’attendons pas notre salut de concours extérieurs qui seront toujours éminemment précaires en admettant qu’on nous les accorde », comme l’écrivait dans les années 1930 Maurice Doyard, le secrétaire général du Syndicat Général des Vignerons de la Champagne délimitée, dans un rapport à la Commission de propagande et de défense du vin de Champagne exhumé par le docteur en droit Jean-Luc Barbier. Ce dernier explique à Vitisphere que « la volonté de Maurice Doyard et des autres responsables champenois depuis le début du XXe siècle et jusqu’à de nos jours et de régler eux-mêmes les difficultés rencontrées sans faire appel à des aides publiques, sans rien demander d’autres à l’Etat que les moyens juridiques de décider et d’agir de manière autonome. » Si la filière pourrait tirer parti d’outils réglementaires (restructuration différée européenne, préretraite nationale…),
Le modèle champenois fait toujours rêver de nombreux vignobles français : l’histoire montre qu’il n’est pas né spontanément, mais a été construit dans la difficulté avec toutes les composantes de la filière. Le jeu en vaut la chandelle. Ou comme l’écrit Corneille dans Héraclius (1647) :
« À tout oser le péril doit contraindre
Il ne faut craindre rien quand on a tout à craindre ».
* : Député de la Marne, il a notamment fondé la Fédération des Exportateurs de Vins et Spiritueux (FEVS).