Défaut de traçabilité
Un élu du vignoble bordelais accusé de fraudes

Un éminent vigneron girondin est poursuivi pour de nombreuses irrégularités. S’il reconnaît des erreurs, il se défend de toute volonté de frauder en plaidant un manque passé de traçabilité. L’absence parmi les parties civiles de l’interprofession et de la fédération des vins de Bordeaux pourrait peser en sa défaveur. Délibéré le 27 juin.
Premier vigneron bordelais, en tant que président de la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB), Hervé Grandeau est dans l’œil du cyclone judiciaire. Poursuivis pour « tromperie sur la nature, la qualité substantielle, l’origine » ainsi que la corruption et la falsification de 5 900 hectolitres de vins entre 2010 et 2014 (pour 1,37 millions d’euros de chiffre d’affaires), les frères Hervé et Régis Grandeau ont affronté un réquisitoire implacable ce 20 juin, devant la quatrième chambre du tribunal correctionnel de Bordeaux.
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Représentant le ministère public, Anne Kayanakis, a requis des condamnations « significatives » de 200-250 000 euros et 1,5 million d’euros à l’encontre du producteur SCEA Vignobles Grandeau et du metteur en marché SARL Maison Grandeau Lauduc, ainsi que des peines de 300 000 euros et 3 à 6 mois de prison avec sursis pour leurs gérants respectifs (Régis et Hervé Grandeau). En soutien de son réquisitoire, la procureure a fustigé « un représentant de la profession [qui] s’affranchit des exigences qui réglementent la profession. Ça ne fait pas bon effet, ça disqualifie, ça perturbe la confiance que le consommateur doit avoir dans le produit ».
Deux longues listes ont été régulièrement égrenées lors des quatre heures d’audience. D’abord, l’inventaire des suspicions de « pratiques contestables et dangereuses pour l’image de la profession » rapportées par un rapport de 87 pages suite aux contrôles, le 29 avril 2013, de la Direction Régionale de la Concurrence (Direccte) : l’absence de registre de vendanges (ainsi que des cuves sans indication de leur identification), la mise en place vigne éponge (des excédents de vins d’appellation étant revendiqués en vin sans indication géographique au lieu d’être détruits), dépassements d’autorisations de Volume Complémentaire Individuel (VCI), utilisation illicite de mentions traditionnelles (clos et château), assemblages irréguliers (une cuve de vin rouge donnant des lots de Bordeaux rouge 2010, Bordeaux rouge 2011, Bordeaux Supérieur 2011 et du vin de table), utilisation de charbon œnologique sur une cuvée de Bordeaux clairet (précédemment un Bordeaux rosé).
Vient en parallèle la liste des nombreux mandats occupées par Hervé Grandeau. Que ce soit à l’époque des faits reprochés : président du syndicat viticole des Bordeaux et Bordeaux supérieur, président de l’organisme de contrôle Qualibordeaux et membre du bureau du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB). Ou actuellement : président de la FGVB, président de la commission de promotion du CIVB et membre du conseil régional de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO).
« Au titre de président de la FGVB, j’entends que j’ai des devoirs [d’exemplarité]. J’avoue que nous avons eu des difficultés à rentrer dans certaines procédures récentes, comme la tenue de registres que nous avions depuis 2009. Ce qui était, je le pense, le cas de la majorité du vignoble » s’est défendu Hervé Grandeau à la barre. Réfutant toute intention de fraudes et rejettant la majorité des accusations, les prévenus font tout au plus état de manquements purement administratifs, dus à un retard d’application d’une nouvelle réglementation européenne. Leur défense dénonce ainsi le zèle des services de la Direccte, ayant calculé des irrélugarités à partir de manques de formalisation et d’exactitude dans la traçabilité du domaine viticole.
A l’époque, « je ne suis pas sûr que 10 % des vignerons aient eu un registre. Ça ne m’excuse pas, mais il y a une réglementation que nous devons tous suivre et il y a des professions où les choses mettent plus de temps à se mettre en place » explique Hervé Grandeau, qui s’appuie notamment sur la publication en 2014 du premier guide de tenue d’un registre d’entrée et de sortie par la FGVB. « Aujourd’hui, ces outils sont beaucoup plus utilisés qu’ils ne l’ont été par le passé » renchérit, en tant que témoin spontané*, le viticulteur Bernard Farges, le vice-président du CIVB et président du syndicat de l’appellation Bordeaux (ainsi que des confédérations françaises et européennes des vins d’appellation d’origine, CNAOC et EFOW). « Aujourd’hui, tout est tracé et enregistré » veut conclure Régis Grandeau, ajoutant que les VSIG ont peu rapporté et qu’il n’y avait pas de logique à mettre en place des vignes éponges quand les rendements AOC n’étaient pas atteints.
Ces arguments n’ont pas convaincu sur les bancs des parties civiles. « On a affaire à une obligation élémentaire, vis-à-vis du public et de soi-même aussi, d’affecter précisément à un vin une parcelle donnée, soumise à des exigences. […] Vous prenez pêle-mêle vos fruits, puis vous les avez indifféremment vinifiés en fonction de vos besoins commerciaux, au mépris total de la provenance et de la nature exacte des pratiques » estime maître Frédéric Georges, au nom de la Confédération Paysanne, qui s’est portée partie civile aux côtés de l’INAO.
Mais ce sont les parties civiles institutionnelles absentes qui semblent obnubiler la présidente de la quatrième chambre, Caroline Baret. La magistrate se demande pourquoi le CIVB et la FGVB ne sont pas constitués, conformément à leurs habitudes vis-à-vis des affaires de fraudes, et ce que leurs adhérents pourraient en penser. « Je suis sorti des discussions où mes collègues viticulteurs et les négociants se sont posé la question et ont pris leur décision [de ne pas se constituer] » rétorque Hervé Grandeau, ajoutant que « Les adhérents, je les ai avertis madame. Je ne peux passer au tribunal aujourd’hui sans le faire. Je n’ai pas fait de divulgation exhaustive, mais j’ai dit ce que j’ai vécu dans les conseils d’administration où je siège. Ils ont eu froid dans le dos, j’ai reçu beaucoup de messages de soutiens. »
Face au scepticisme visible de la magistrate (« je m’inquiète de la gestion par le CIVB des affaires dont il a connaissance… »), « vous auriez voulu que je présente la démission de Hervé Grandeau avant ? » tonne maître Jean-Philippe Magret, l’avocat des prévenus (et le conseil juridique de la FGVB). « Eu égard aux faits qui sont reprochés dans ce dossier, si je prends la parole, c’est que je considère qu’un certain nombre d’éléments sont tout à fait représentatifs de ce que pouvait être le vignoble en 2010 » renchérit Bernard Farges. Glissant ainsi avoir eu accès au détail du dossier de l’instruction, pour le plus grand effarement des magistrats. Qui vont rendre leur délibéré ce 27 juin.
* : La juge lui faisant remarquer qu’’il est « clairement un allié des prévenus », Bernard Farges lui a rétorqué les connaître « comme des collègues viticulteurs et élus. Nous sommes 4 500 viticulteurs dans le syndicat des Bordeaux. »