émarques même pas remarquées. Les semaines passent et se ressemblent dans cette campagne des primeurs 2024 : la place de Bordeaux casse les prix, mais pas l’apathie de ses acheteurs. Les baisses de prix notables se succèdent, tels les châteaux Palmer à -32 % en un an (162 € pour le millésime 2024 ex-négoce), Ausone à -28 % (à 312 €/flacon), Haut-Brion -24 % (à 240 €/col), Figeac à -26 % (96 €/bouteille) ou Cos d’Estournel à -29 % (84 €/col). Toujours avec l’objectif d’offrir des flacons à venir plus accessible que ceux livrables sur le marché. Mais ce dernier reste atone : « il ne suffit pas de baisser les prix pour vendre plus. Il n’y a plus qu’une trentaine d’étiquettes qui fonctionnent, et moins bien que l’an dernier » tranche avec fatalisme un intime de l’aristocratie du bouchon.
« Le joujou est cassé, personne ne presse pour acheter » lance un autre connaisseur du commerce bordelais, qui reproche une baisse trop faible et trop tardive : « même à 25 % moins cher que le 2023 et 50 % moins cher que le 2022, ça ne change pas le problème : 2024 reste beaucoup trop cher par rapport aux volumes disponibles sur le marché physique, avec de meilleures qualités et des prix qui vont continuer de baisser. Il faut être plus compétitif mais combien de propriétés le peuvent encore après avoir autant augmenté leurs investissements et coûts de production ? »


Cadencée, la campagne des primeurs 2024 aura suivi un rythme assez lissé et il ne reste plus beaucoup de grands crus devant annoncer leurs prix (le dernier premier cru classé à sortie étant château Margaux, attendu début juin). Si l’impression de retrait du marché domine, on trouve certaines réussites, comme les châteaux les Carmes Haut-Brion (61 €, -21 %) et Mouton Rothschild (252 €, -23 %) rapporte l’agence Wine Lister. Qui se fait écho d’un marché mitigé dans l’ensemble. Ainsi, un négociant britannique estime que « les gens semblent tout simplement ne pas être intéressés, malgré la baisse des prix », tandis qu’un important négociant hongkongais juge que « les gens sont préoccupés par d’autres choses que Bordeaux en primeur » et qu’un expert britannique confirme : « le manque de rareté pour la plupart de ces sorties n’a pas aidé à susciter la demande, malgré des prix attractifs et des volumes réduits par endroits ».
« On est sur marché plus étroit qu’on ne l’imaginait malgré des baisses de prix substantielles ou importantes » constate Cédric Roureau, le président du Syndicat des Courtiers de Vins et Spiritueux de Bordeaux, de la Gironde et du Sud-Ouest. Précisant que « personne ne s’imaginait que ce serait l’euphorie avec une campagne aux volumes importants », cet expert du marché des grands crus pointe que les qualités du millésime 2024 (accessible gustativement et économiquement) se heurtent aux réalités d’un monde anxiogène (où les crises géopolitiques se succèdent) alors que les difficultés de financement empêchent les opérateurs de se projeter (nul opérateur ne voulant ni ne pouvant stocker : qu’il s’agisse des négociants, des distributeurs, des détaillants…).


Loin d’être finie, avec des sorties importantes à venir, cette campagne des primeurs 2024 va prendre du temps estime Cédric Roureau, qui veut garder espoir : « les prix sont très étudiés. Bordeaux essaie de se réadapter avec une offre que l’on espère pertinente. Mais il faut des gens en face alors que nous sommes très tributaires d’une ambiance qui nous dépasse. » La marche du monde étant non seulement ardue à suivre, mais aussi impossible à anticiper, comme en témoignent les annonces successives du président Donald Trump sur les droits douaniers américains (passant de 200 à 20 %, puis 10 et bientôt 50 % ?).
Effet domino
Sachant qu’au-delà des incertitudes sur l’accès douanier au marché américain (également perturbé par la faiblesse du dollar), « l’effet Trump, c’est une réaction en chaîne généralisée sur le commerce international » note une négociant bordelais : « l’impact se fait également ressentir sur le reste de la demande internationale, car les autres pays sont eux aussi confrontés à de fortes interrogations quant à leur capacité à commercer avec les États-Unis. Cela risque de réduire les profits générés par les entrepreneurs du monde entier, et limite indirectement l’envie d’acheter du vin, d’autant plus des primeurs d’un millésime non exceptionnel. »


La campagne des primeurs est-elle tombée au mauvais moment, en pleines négociations commerciales sur les taxes Trump captant toutes les attentions, et craintes ? « Dans un contexte où il y a un manque de visibilité extraordinaire, c’est difficile de se positionner sur un millésime de qualité plus moyenne » poursuit ce négociant, qui note que faute d’achat des distributeurs et clients finaux, « il sera difficile pour les négociants, déjà en proie à des tensions de trésorerie, d’acheter l’ensemble des crus. Donc il y aura des choix. Les quelques opérateurs internationaux qui achètent se concentreront et feront eux aussi des choix. Il en résultera une polarisation sur les incontournables et qu’un grand nombre de vins ne trouveront pas preneur. Et la propriété devra les financer elle-même. »
Ce qui fragilisera les grands crus, gagnant beaucoup dans les périodes fastes, et perdant énormément les années de vaches maigres, surtout après des années d’investissements techniques. Connaissant désormais les déséquilibres entre offre (croissante par la premiumisation) et la demande (affectée par la déconsommation et les incertitudes), les propriétés classées affrontent des temps incertains. Alors que certains châteaux « subissent la pression de vendre leurs surstocks pour faire tourner les entreprises, il va donc y avoir une reconfiguration profonde de l’offre comme de la commercialisation ces prochaines années » prédit ce négociant.