n 2018, quel était le contexte et quel était l’objectif de la liste européenne des produits américains à taxer en réplique au conflit sur l’acier et l’aluminium ?
Jean-Luc Demarty : Il faut rappeler qu’en 2018 Trump, sur les mêmes bases juridiques de protection nationale qu’aujourd’hui, a imposé à l’Europe des droits douane de 25 % sur l’acier et 10 % sur l’aluminium. Nous avons discuté [NDLA : entre Washington et Bruxelles] d’un contingent tarifaire pour maintenir les échanges traditionnels, mais cela n’a pas été possible. Les Américains ont appliqué leurs droits le premier juin 2018, nous avons immédiatement réagi en appliquant des droits équivalents sur un commerce équivalent. Ils ciblaient 6,4 milliards d’euros d’exportations européennes aux États-Unis (surtout de l’acier) et nous avons veillé à rester dans les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en interprétant ces mesures comme des clauses de sauvegarde déguisées. Nous avons appliqué immédiatement des droits sur les lignes dont les importations n’avaient pas augmenté en volume pour 2,8 milliards €. Il restait 3,6 milliards € qui n’étaient pas taxables dans l’immédiat, il fallait attendre 3 ans ou un panel de l’OMC.
En juillet 2018, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, est allé à Washington et a trouvé un terrain d’entente pour réduire et démanteler les tarifs industriels de part et d’autre de l’Atlantique tout en excluant les produits agricoles. Ce n’est pas allé jusqu’au bout, les Américains prétendaient qu’il fallait introduire les produits agricoles alors que ce n’était pas dans le texte d’accord. Mais cela a permis d’éviter le pire, que les voitures européennes soient visées par des taxes américaines, ce qui représente 10 fois plus que les échanges sur l’acier et l’aluminium. L’alignement sur 6,4 milliards de droits a été suspendu en 2021 comme l’administration Biden a accepté la mise en place d’un contingent tarifaire permettant des échanges traditionnels.
Pourquoi avoir ciblé les bourbons en 2018 ?
Les tarifs sont mauvais pour tout monde. Il est extrêmement important avec quelqu’un comme Donald Trump de réagir tout de suite, en faisant mal à l’économie américaine sans trop faire mal à l’économie européenne. En 2018, nous avons choisi des produits emblématiques et symboliques. J’avais choisi le bourbon du Kentucky, le leader du groupe républicain au Sénat en étant élu, le sénateur Mitch McConnell [NDLA : toujours en poste]. Comme j’avais choisi les motos Harley Davidson qui sont produites dans le Wisconsin, état de de Paul Ryan, alors président de la Chambre des représentants des États-Unis [NDLA : fonction quittée en 2019]. C’est une logique politique de cibler des personnes ayant du poids. En 2018, la présence du bourbon dans cette liste a bien marché dans ce contexte.
En mars 2025, était-il pertinent pour la Commission de réutiliser cette liste de 2018 en l’état ? Et de distinguer les bourbons avec +50 % de droits de douane quand les autres produits américains étaient à 25 % ? Ce qui a suscité la menace de taxes à 200 % de Donald Trump sur les vins et spiritueux européens en général et français en particulier.
Il y a deux aspects. D’abord la liste de 2018 était encore valable. Elle s’appliquait automatiquement si les Américains mettaient fin à l’accord, ce que Trump a fait. C’est pour ça que les bourbons du Kentucky sont dedans. La liste était plus vaste, la Commission a décidé non pas d’appliquer automatiquement la liste ancienne de 6 milliards début avril, mais d’attendre de voir ce que Trump va faire le 2 avril dans ses annonces de tarifs réciproques qui pourraient être lourdes. Il faudra voir ce que l’Union Européenne décide. Les rétorsions ne devront pas se limiter à des tarifs douaniers, mais s’étendre à des services numériques, voire financiers.
Pour en venir au bourbon, je ne sais pas comment et pourquoi sont arrivés les 50 %. Je suis assez d’accord, il faut rester calme. Il est plutôt sage d’enlever le bourbon de la liste européenne, mais sans donner l’impression de céder au chantage, ce qui serait un signe de faiblesse. Il est sage de prendre une décision dans un paquet global mi-avril. Mais il ne faut pas se faire d’illusion. Les mesures de rétorsion annoncées par Donald Trump le 2 avril vont toucher les vins et spiritueux français. Il ne faut se faire aucune illusion à cet égard. Les mesures réciproques de Donald Trump sur tous les produits s’annoncent lourdes, comme il considère que la TVA est une barrière non-tarifaire, ce qui est grotesque. Il remet aussi en cause les réglementations souveraines comme le Digital Market Act, le Digital Service Act, notre réglementation sur l’Intelligence Artificielle… Trump veut utiliser les tarifs pour changer les lois européennes, c’est de la coercition.
La filière des vins et spiritueux français a l’impression de faire office de paratonnerre pour d’autres industries européennes en servant de cible désignée aux mesures de rétorsion.
On peut jouer les victimes, mais ce n’est pas la politique européenne qui a fait ces taxations. Les mesures chinoises sur le cognac s’inscrivent dans la défense des voitures électriques européennes qui est nécessaire. Il n’y a aucune base sérieuse pour un dumping des brandies européens en Chine. L’affaire est portée devant l’OMC, et il est déjà arrivé par le passé que les Chinois perdent pour des mesures imposées parce qu’ils n’aimaient pas des mesures européennes. C’est assez classique, les Chinois appuient là où ça fait mal. Le cognac étant très exporté, c’est une cible idéale. C’est scandaleux, mais ce n’est pas le résultat de la politique européenne. Si on se couche devant les États-Unis et la Chine, il n’y a plus de politique européenne.
Les procédures OMC sont longues, alors que les dégâts économiques se font déjà sentir : -60 millions € par mois pour Cognac.
Je suis d’accord, le mal est fait et il faut soutenir la filière. Mais les grandes maisons de Cognac ont été irresponsables de lancer de nouvelles plantations de vignes dans l’euphorie des années 2020. Elles ont poussé les producteurs à planter davantage alors qu’il y a maintenant un risque d’arrachage. C’est de la politique de gribouille. Chacun doit balayer devant sa porte.
Aux États-Unis, l’incertitude causée par la menace de taxes aussi punitives qu’excessives entraîne déjà des suspensions d’exportation, mettant à l’arrêt l’export français de vins et spiritueux : mission accomplie pour l’administration américaine ?
L’ambiance est sans aucun doute très négative. Le corollaire de tout ça, c’est que si la Chine et les États-Unis pèsent lourd pour l’export de nos vins et spiritueux, il faut chercher de nouveaux marchés et conclure de nouveaux accords de libre-échange : Mercosur, Inde, Thaïlande, Australie, Philippines… Il existe des perspectives d’exportations, qui ne vont pas tout remplacer mais peuvent prendre en partie le relais. Les vins et spiritueux européens ont beaucoup profité des accords de libre-échange, c’est un autre angle sur lequel il faut attirer l’attention.
La filière vin souffrait déjà avant les menaces de mesures américaines, la situation est complexe et il faut trouver des moyens politiques intelligents tout en préservant le potentiel de production quand il n’y pas déséquilibre structurel. Des arrachages ont eu lieu à Bordeaux, ce qui est normal : il y a eu une extension irréfléchie pour produire des vins de basse qualité vendus moins de 3 € la bouteille en grande distribution, ce qui n’a aucun avenir quand le coût de production est de 5 à 7 €.
Diplomatiquement, il faut donc établir un rapport de force face aux menaces de mesures de rétorsion.
Il faut un rapport de force : taper où ça fait mal sans faire n’importe quoi. Il faut maximiser l’effet pour l’économie américaine et minimiser les inconvénients pour l’Europe. Si l’on est capable de mettre en péril l’économie américaine, on peut faire pression sur Trump pour qu’il remette en cause sa politique et pour qu’il se calme : ce qui ne sera pas facile. Mais avec une personnalité comme Trump, si vous vous couchez, il vous roule dessus.