'est un défi d'équilibriste. Quand tailler pour décaler le débourrement et limiter les risques de dégâts de gel printanier sans plomber son rendement ? « D’après les observations réalisées par les chercheurs Nathalie Ollat et Jean-Marc Touzard, les professeurs Anne Pellegrino et Alain Deloire, et les essais que nous menons depuis 2021 dans le cadre du projet Physiovigne chez des vignerons de Côte d’Or, le positionnement optimal en termes de ratio bénéfice/risque semble se situer autour de 10 % du stade "pointe verte", tranche Nicolas Poly, ingénieur d’études à l’Université de Bourgogne.
Des millésime 2021 à 2023, en étudiant avec ses confrères Catinca Gravrilescu et Benjamins Bois l’effet d’une taille en deux temps sur 0,3 ha d’une parcelle gélive de Haute Côte de Nuit plantée pour moitié de chardonnay taillé en guyot double et pour moitié de pinot conduit en guyot simple, Nicolas Poly a d’abord confirmé ce que des chercheurs italiens avaient remarqué en faisant la revue de 21 articles scientifiques, « à savoir qu’après le stade « 2-3 feuilles étalées », on peut retarder le débourrement jusqu’à 20 jours mais aussi affecter le rendement jusqu’à 28 % », résume l’ingénieur. Les trois chercheurs de l’Université de Bourgogne ont obtenu des résultats semblables en comparant trois modalités sur des blocs de 30 ceps : « une taille "classique" opérée à date fixe fin février, avec des baguettes immédiatement rabattues à leur taille définitive ; une taille "tardive", avec une pré-taille réalisée fin février et des bois conservés verticalement pour n’être taillés que fin mars ; et une taille "très tardive", pour laquelle les bois conservés n’ont été taillés que fin avril, après débourrement des bourgeons des extrémités », détaille Nicolas Poly.
La taille "très tardive" a bien retardé le débourrement, de 4 à 8 jours selon le cépage et le millésime. Mais elle s’est aussi accompagnée d’une chute drastique du rendement. En 2022, par rapport à la taille "classique", le poids de la récolte a baissé de 15% sur chardonnay et de 18 % sur pinot. « Et en 2023 la baisse de rendement a atteint 29 % sur chardonnay ! » pointe Nicolas Poly. Selon l’ingénieur, en 2022, la douceur hivernale a avancé le stade phénologique de la vigne, si bien que la taille « très tardive » opérée fin avril a été excessivement tardive. « Elle a impacté la formation des primordia d’inflorescences pour l’année suivante et nous avons compté beaucoup moins de grappes en 2023 ». En 2024, les pieds de la modalité "taille très tardive" étaient devenus trop chétifs pour continuer les essais. « D’où l’importance de ne pas systématiser la taille tardive ni dans l’espace, ni dans le temps, met en garde Nicolas Poly. L’idéal est de la réserver ponctuellement à des zones à fort risque gélif en suivant l’accumulation des degrés jours en base 5°C à partir du 1er janvier à la parcelle. »
La première parcelle devenue inexploitable, les essais ont été délocalisés en Côte de Nuits, sur 0,2 ha de pinot noir taillé en cordon, et les chercheurs ont adapté leur protocole. « Nous avons choisi 15 ceps par modalité en bon état sanitaire et de bonne vigueur, en éliminant les pieds fatigués, les complants, et les jeunes plants, et, plutôt que tailler à dates fixes, nous nous sommes calés sur le stade phénologique observé au vignoble pour ne pas risquer d’intervenir après le débourrement à un moment où les réserves sont déjà fortement sollicitées », décrit Nicolas Poly. Les modalités "taille tardive" et "taille très tardive" fin mars et fin avril ont été remplacées par une seule modalité "taille tardive autour de 10 % de pointe verte". L'opération a permis de décaler le débourrement de 8 jours par rapport à la taille classique réalisée le 15 février, et même si le rendement global de la parcelle a été amputé par le mildiou, les chercheurs n’ont pas vu de différences dans le poids des deux lots de grappes. « Tailler la vigne en levée de dormance, à partir des pleurs jusqu’à 10% de pointes vertes appraît vraiment comme une bonne solution. Nous allons renouveler l’essai cette année et en 2026 pour le confirmer. Nous avons aussi mesuré le diamètre des sarments pour vérifier que la plus taille tardive n’entraîne pas de baisse de la vigueur », conclut Nicolas Poly. Jusqu’à présent, aucun épisode de gel n’a permis de prouver que l’efficacité de la technique sur la limitation des dégâts.
Après quatre années d’essais dans une parcelle de syrah de l’Institut agro de Montpellier, Alain Deloire et Anne Pellegrino confirment qu’il n’y a pas de date de tailles « magiques », capables de retarder le débourrement sans impacter le rendement. « La seule façon de faire est de bien observer le fonctionnement de la vigne, en prenant par exemple comme repère 10 ceps taillés pré-débourrement, et de décider de tailler les sarments laissés à la verticale à partir du débourrement d’un certain pourcentage de témoins, ou du développement des petits rameaux primaires à l’extrémité des sarments non taillés », explique Alain Deloire. A chaque cépage et chaque climat sa règle. « En zone méditerranéenne, pour éviter les pertes de vigueur ou de rendement, nous recommandons de tailler la syrah quand 2 à 3 bourgeons à l’extrémité du sarment non taillé se sont développés et ont formé entre 2-3 petites feuilles étalées ».
Pour favoriser le développement prioritaire des bourgeons latents du sommet du sarment laissé en position verticale, et obtenir un maximum de bourgeons non développés au moment de la taille tardive, l’ancien professeur devenu consultant viticole recommande si possible de laisser entre 10 et 12 bourgeons sur la baguette, « ce qui peut supposer, dans certaines situations, de ne pas pré-tailler. » Alain Deloire observe aussi que dans certains vignobles, le changement climatique a perturbé l'acrotonie. « Il n’y en a parfois plus du tout, même sur des baguettes horizontales de plus de 10 bourgeons », témoigne-t-il.
Il remarque en outre que dans les parcelles non irriguées dans lesquelles la réserve utile n'a pas été bien remplie en hiver, la vigne ne pleure plus avant le débourrement, ce qui complique un peu plus la prise de décision. « Il faut enfin savoir que les bourgeons latents d’une vigne en situation de forte contrainte hydrique lors du débourrement ne se développeront pas ou auront une croissance irrégulière et hétérogène », prévient-il.