Des feuilles rouge foncé et vertes, desséchées de façon anormale, voire brûlées sur les bords. » Vincent Cantié, propriétaire d’un domaine de 12 ha entre Collioure et Banyuls, dans les Pyrénées-Orientales, n’avait jamais observé de tels dégâts. Fin août, alors qu’il faisait un contrôle maturité à quelques jours de la récolte, ce vigneron a découvert avec effroi une parcelle de syrah au feuillage ravagé, comme s’il était passé au chalumeau.
« C’est une parcelle de 19 ares qui surplombe la plage à Port-Vendres. J’ai d’abord pensé à un stress hydrique ou à une carence en bore. Les symptômes étaient un peu similaires, mais je n’étais pas très sûr. Autant de feuilles brûlées, ça me semblait étrange. Alors j’ai appelé le conseiller de la chambre d’agriculture, Éric Noémie, pour qu’il vienne voir. Il a d’abord pensé à des brûlures liées au sel des embruns, mais quand on a retourné les feuilles, on a compris. Il y avait entre 5 et 10 cicadelles vertes par feuille, larves et adultes confondus. C’était très impressionnant », décrit Vincent Cantié.
Larves et adultes de Jacobiasca lybica. A l'oeil nu il n'est pas possible de la distinguer de la cicadelle verte Empoasca vitis (photo Eric Noémie, CA 66)
Éric Noémie, qui avait eu écho de symptômes de brûlures inhabituels de cicadelle en Corse, décide d’envoyer un échantillon à l’Inrae de Bordeaux pour analyse. Quelques jours plus tard, le verdict tombe. « Il s’agit de Jacobiasca lybica, la cicadelle africaine qui sévit depuis quelques années en Corse et qui a déjà envahi les vignobles italiens et espagnols », confie le conseiller.
À quelques kilomètres de Banyuls, Aurélie Mercier, propriétaire du domaine Cazes à Rivesaltes, était déjà en alerte. Dès la fin juillet, elle avait constaté que le feuillage de certaines de ses parcelles de syrah et de mourvèdre en bord de mer avait un aspect inhabituel.
« Les jeunes feuilles qui avaient repoussé juste après le premier écimage étaient boursoufflées, recroquevillées. Tandis que les feuilles plus anciennes devenaient rougeâtres et se desséchaient sur les pourtours du limbe. Quand ces symptômes sont apparus fin juillet, on ignorait que ça allait s’aggraver. Les parcelles touchées sont situées dans une zone avec des entrées maritimes. Elles sont vigoureuses. On les a écimées trois fois cette année. Les dessèchements ne pouvaient donc pas être dus à la sécheresse », relate la vigneronne.
Alors, début septembre, constatant que le feuillage continuait de se dégrader, Aurélie Mercier prend contact avec la chambre d’agriculture. Quelques jours plus tard, Éric Noémie l’informe que ces parcelles sont la cible d’une nouvelle cicadelle qui colonise le vignoble, Jacobiasca lybica.
Depuis les premiers constats de brûlure sur la Côte Vermeille fin août, Éric Noémie sillonne le vignoble et surveille le phénomène de très près. « De prime abord, on constate un gradient dans l’invasion des cicadelles en fonction des cépages, de l’exposition et de la vigueur des parcelles. Les parcelles de syrah et de mourvèdre semblent être les plus touchées, de même que les plus vigoureuses et les plus humides », décrit-il.
Iris Dubusse, ingénieure viticole à la Cave d’Aléria, en Corse, est confrontée à ces dégâts depuis maintenant cinq ans, mais elle ne connaît le coupable que depuis juillet : « En 2019, quand les premières grillures sont apparues, on pensait à une attaque massive de cicadelle verte. Mais face à l’étendue et à l’intensité des dégâts et à l’inefficacité des insecticides, on s’est dit que l’on avait affaire à un autre ravageur. En juin, nous avons envoyé des prélèvements d’insectes à l’Inrae de Bordeaux. Résultat, 97 à 100 % des nuisibles étaient des cicadelles africaines. Et elles provoquent beaucoup plus de dommages que les cicadelles vertes. Les brûlures sont suivies de défoliations, de problèmes de maturité et de pertes de rendement. Année après année, la vigne s’affaiblit. Les rendements ont chuté de 60 % dans certains secteurs. C’est catastrophique. »
Gilles Salva, directeur du pôle végétal du Centre de recherche viticole de Corse, raconte qu’à cause de ce problème de maturité, un vigneron a dû vinifier une parcelle de nielluccio en rosé au lieu d’en faire un rouge. « Entre le 20 août et le 23 septembre, ces raisins ont pris 0,2 degré et l’acidité s’est effondrée. Le vigneron a dû faire un choix, mais ce n’est pas une solution », indique-t-il.
Quelles sont les solutions de lutte face à ce nouveau ravageur ? « Pour l’instant, on se trouve dans une impasse, avoue Iris Dubusse. Les insecticides classiques autorisés contre la cicadelle verte sont inefficaces. L’argile peut être utilisée comme barrière physique. Mais, même appliquée dès le début de la campagne, son efficacité reste très limitée et elle abîme les pulvérisateurs. Cette année, nous avons eu l’autorisation de faire deux applications d’Exirel, un insecticide récemment autorisé contre Drosophila suzikii, mi et fin juillet. Ça semble plus efficace que les insecticides autorisés contre la cicadelle des grillures, mais, au bout d’un mois, les cicadelles africaines reviennent. »
« Des insecticides à base de néonicotinoïdes sont employés contre Jacobiasca lybica en Espagne et en Italie. Mais, pour l’heure, ils sont interdits en France. Les vignerons n’ont donc pas de solution », ajoute Gilles Salva. Cette cicadelle, omniprésente en Corse, et qui colonise progressivement les Pyrénées-Orientales et le Var, n’a pas fini de faire parler d’elle.
« Surnommée la cicadelle africaine, Jacobiasca lybica a été décrite pour la première fois en Libye en 1922, puis au Maghreb, décrit Lionel Delbac, chercheur à l’Inrae de Bordeaux. La hausse des températures et les mouvements de population ont favorisé son implantation et son développement en Europe. Lorsque les premiers symptômes de grillures atypiques sont décrits en Corse, on s’interroge. Le climat de l’île de Beauté ne correspond pas à celui de la cicadelle des grillures. Été 2023, le Centre de recherche viticole de Corse installe deux pièges sur les secteurs de Calenzana et Aléria, dans le cadre de l’Observatoire des insectes nuisibles endémiques ou invasifs du vignoble. » En juillet 2024, les premiers échantillons de cicadelles adultes arrivent au laboratoire de l’Inrae. Verdict : c’est bien la cicadelle africaine. « Il faut désormais déterminer les conditions de développement de l’insecte en France », souligne Lionel Delbac.