uel est votre bilan de la campagne des primeurs 2023 : est-ce un rendez-vous raté ?
Alain Raynaud : Un rendez-vous complétement raté. La crise est majeure et excessivement inquiétante. Le négoce est normalement l’acteur principal du marché primeur. Avant de critiquer, il faut savoir pourquoi le négoce n’achète pas : parce qu’on ne leur en demande pas et parce qu’ils n’ont plus les moyens et plus l’envie d’embaucher des représentants pour sillonner les marchés. Les primeurs continuent de marcher pour les produits leaders, les premiers et super seconds, avec des prix en baisse significative (jusqu’à la moitié du prix de l’année passée). L’encéphalogramme est plat : nous sommes désemparés.
Il y a des sessions de rattrapage, mais on est totalement tributaire de la Grande Distribution en France. Quand voit Lidl faire un cahier de foire aux vins avec des Bordeaux à moins de 2 € la bouteille, on sait qu’il y a un problème alors qu’il y aussi le prix du flacon, de la capsule, du bouchon et de la mise… Tous nos amis qui ont cédé aux offres d’achat de Lidl ont vendu à perte. Mais ça ne peut pas durer très longtemps. Il y a pas mal de suicides dans le vignoble, c’est dramatique.
Grands crus classés et place de Bordeaux se renvoient la balle pour expliquer et résoudre cette crise…
La propriété et le négoce se partagent la responsabilité de ce qui se passe. La propriété n’est peut-être pas assez consciente de ce qui se joue. Et le négoce n’a jamais joué le jeu de la propriété : ils ne prennent et ne vendent pas un cru qui ne soit pas déjà connu et ayant déjà du succès. Mais ne soyons pas trop sévères, les négociants ne sont pas en grande santé financière, ils ne sont pas plus joyeux que nous.
Ces dix dernières années, nous n’avons jamais fait de vins aussi bons à Bordeaux. C’est à la fois désespérant et rassurant. Désespérant parce que cela devrait bien se vendre. Mais rassurant comme un bon vin le reste pendant des années : les stocks se valoriseront. La solution passe par la conscience du prix des produits. Sinon, on va s’enfoncer. Les vins de Bordeaux gardent une qualité irréprochable, mais quand on n’a plus les moyens de protéger ses vignes et de vinifier correctement, on prend des risques sur la qualité. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, mais pour combien de temps encore ? Il faut nous aider.
En tant que médecin, quel remède préconisez-vous pour la place de Bordeaux ?
Il faudrait un traitement de choc, poursuivi par de bonnes habitudes à prendre. Si l’on ne fait pas ça, de plus en plus de nos amis seront très mal. Ça me désespère quand j’apprends qu’untel c’est suicidé. La crise n’est pas passée, on est au milieu du gué. Parmi les mesures à prendre, l’arrachage ne sera pas suffisant. C’est malheureux à dire, mais pour être plus conforme à la demande d’un marché quasiment inexistant, il faudrait arracher trois fois plus. Il faut surtout continuer de parler de qualité des vins de Bordeaux. Il faut accompagner les consommateurs et les restaurateurs. Quand on voit les prix auxquels se trouvent des crus bourgeois et certains crus classés, c’est très raisonnable.
Cet automne, la place de Bordeaux mobilise son énergie pour la mise en marché des vins hors-Bordeaux. Qu’en pensez-vous ?
C’est scandaleux. Quand j’étais le président de l’Union des Grands Crus de Bordeaux en 1998, le conseil d’administration avait demandé à lutter contre l’apparition sur la place d’Almaviva (domaine chilien créé par Mouton-Rothschild et Concha y toro en 1997). C’était la première tentative d’irruption sur la place. Que les négociants vendent des vins étrangers, ça ne me gêne pas. Mais qu’on ne leur donne pas l’importance qu’ils prennent. Autrefois, il y avait deux à trois négociants coutumiers [de la commercialisation de vins hors-Bordeaux] maintenant tous les principaux s’y sont mis. Ils vendent sans difficulté les premiers [grands crus classés] en primeurs et embraient sur la cinquantaine de vins étrangers dont les prix flambent. Quand les négociants n’ont plus de trésorerie pour porter les vins de Bordeaux, ils font leur beurre sur les vins étrangers… En plus, quand on regarde le développement technique de ces vins, on trouve des consultants bordelais. C’est un peu fort de Roquefort.
Comme d’autres, vous reprochez à la place de Bordeaux d’aller à la facilité : vendre les étiquettes les plus valorisées et demandées, des premiers grands crus classés aux marques étrangères partant toutes seules.
A la décharge de la place de Bordeaux, ce sont les vins qu’on leur demande. Un peu de curiosité permettrait de présenter aux consommateurs des vins bordelais de grande qualité à des prix attractifs. Une fois la campagne faite pour les vins étranges, il n’y plus de gaz pour les crus bourgeois et les crus classés. Si le marché était très porteur, je serais large d’esprit pour qu’ils vendent des vins étrangers, mais là, il n’y a plus la clientèle en face.